POÉSIES DE
L'ÉPOQUE
DES THANG
I.
1. Introduction
2. Antiquité
3. Pré Thang
4. Thang
II.
1. Langue
2. Prosodie
3. Stylistique
4. Conclusion
Poésies de
1. LI-TAÏ-PÉ,
2. THOU-FOU,
3. AUTRES,
4. AUTRES 2.
traduites du chinois et présentées
par le Marquis d'Hervey-Saint-Denys
Le sentiment poétique est le même dans le cœur de tous hommes – Ce même besoin d'harmonie et d'unité – Comment j'ai pu moi-même aborder les textes que j'ai traduit.
Le résumé que fait le père Cibot des principaux caractères de la langue chinoise me paraît terminer trop bien cette esquisse pour que je résiste à le citer textuellement.
« Ce qui distingue la langue chinoise, dit-il, c’est : 1° que son laconisme ajoute aux figures les plus animées une vivacité, une force, une énergie aussi difficile à expliquer à l’Europe que le système musical à ceux qui ne connaissent pas le plain-chant.
« 2° Que les caractères avec lesquels on écrit étant des espèces de tableaux qui parlent aux yeux, ils donnent à la symétrie des figures un air pittoresque qui en relève l’agrément.
« 3° Qu’à raison de son génie, de sa syntaxe, de ses tours, l’antithèse, la gradation, la répétition, qui sentent l’art dans les autres langues, paraissent naturelles dans le chinois.
« 4° Que cette langue a plusieurs sortes de répétitions inconnues dans les autres langues. (Voir la note 74, page 264.)
« 5° Que, dans les amplifications, descriptions et narrations oratoires les plus pompeuses, il faut se plier à son laconisme, de façon qu’on paraisse moins étendre les détails que les resserrer dans un seul point de vue. » [Mémoires concernant les Chinois, t. VIII, p. 183]
Telles sont les ressources dont un Chinois dispose pour rendre poétiquement sa pensée, ressources très différentes assurément de celles que nos langues européennes peuvent offrir. Cependant le sentiment poétique est le même dans le cœur de tous les hommes ; s’ils suivent des chemins opposés, selon leur siècle et leur patrie, l’inspiration, qui les guide tous vers un même but, leur enseigne également des préceptes généraux qui ne varient guère. Ecoutons ces fragments sur l’art poétique, écrits par des littérateurs et des commentateurs chinois.
Han-yu-ling, l’un d’entre eux, débute ainsi : « On a vu depuis l’Antiquité des formes et des méthodes très différentes ; on peut cependant les ranger toutes en deux catégories bien séparées : la manière sérieuse et naturelle, dont l’essence est de peindre la joie, la tristesse, les passions vraies, sans recherche et sans exagération. La manière fantastique et exaltée, qui traite des esprits, des immortels, des choses prodigieuses et extraordinaires. Chacun doit suivre librement ses inspirations, et quel que soit le genre qu’il préfère, il trouvera moyen de s’y distinguer, s’il a du génie. L’essentiel est de ne point forcer son talent. »
Signalant les deux excès auxquels peuvent se laisser entraîner ces deux écoles, Yang-tseu ajoute ce qui suit :
« Si la pensée est à l’étroit dans les mots qui l’enferment, l’élocution est sèche et dure ; si la pensée est comme écrasée sous le poids des mots et comme éclipsée par leur éclat, l’élocution devient molle et lâche. C’est ce qu’on nomme avoir une bouche d’or et une langue de bois. »
« Que vos strophes, dit Fan-koué, soient comme les vagues qui se succèdent et se recouvrent, ou comme ces soldats qui marchent par pelotons, sans qu’on sache d’abord où ils se dirigent.
« Vos rimes doivent être claires et bien marquées. Vos vers doivent renfermer beaucoup d’idées. Il faut qu’on y rencontre de temps en temps quelques allusions historiques, quelques réminiscences de l’Antiquité, toujours amenées naturellement. Sachez parler des choses les plus communes dans un style à la fois simple et relevé. »
J’ouvre un autre traité de poésie chinoise, et j’y rencontre ce même besoin d’harmonie et d’unité, ces mêmes maximes, ces mêmes règles de composition sévère, qu’on retrouve dans l’art poétique d’Horace, dans celui de Boileau, dans les écrits de Buffon ou de Longin.
« Pour faire de bons vers, dit Li-yang-vou, il faut que la pensée qu’ils renferment aille loin et profondément ; que le travail ne se sente pas, mais que toutes les parties d’une composition soient liées naturellement et sans effort. La raillerie doit être fine et la louange délicate.
« Quand il s’agit de pièces un peu longues, il est nécessaire de bien couper le morceau, de choisir d’adroites transitions, d’établir une relation naturelle entre l’exorde et la conclusion. Il faut suivre l’idée principale sans jamais s’en écarter, et se bien garder aussi d’épuiser entièrement un sujet.
« Le poète doit diviser, autant que possible, la totalité de la pièce en périodes d’égale étendue, et prendre soin d’enfermer dans chaque strophe un sens complet [...]
« Il fera bien toutefois de ne pas terminer trop complètement une idée en même temps qu’une strophe, mais de l’achever au contraire au commencement de la strophe suivante, et d’en ébaucher aussitôt une autre, de manière à ne point passer d’une période à l’autre sans enchaînement. »
De pareilles citations suffiraient, je crois, pour réfuter une assertion très erronée, que plusieurs sinologues, parmi lesquels je regrette de trouver M. Abel Rémusat lui-même, ont mise en avant bien légèrement. Ils ont accusé les poésies chinoises d’offrir souvent, entre leurs diverses parties, un manque absolu de liaison, qu’on rencontre en effet dans la plupart des versions qu’ils en ont données, mais qu’on n’observe jamais, en revanche, dans les morceaux traduits par les missionnaires de Pé-king. Les transitions se font en chinois par des procédés tout différents des nôtres, d’autant plus délicats aux yeux d’un lettré que la trame en est plus subtile et moins apparente. Ne point la découvrir toujours ne saurait prouver qu’elle n’existe pas. Les conséquences tacites du parallélisme, le réveil d’une allusion historique, l’emploi d’une expression de signification complexe, telle que serait chez nous celle du fameux quos ego, ou de la phrase devenue proverbiale, ils sont trop verts, établissent des relations d’idées qu’un lecteur chinois a bientôt saisies. « Une manière de lier les périodes qui plaît constamment aux gens de goût, dit Mo-y-siang, consiste à employer, dans les premiers vers d’une strophe, des caractères qui aient quelque analogie de formes et de racines avec ceux qui terminent la strophe précédente, de telle sorte que de cette parenté des caractères naisse aussi l’union des phrases qui les renferment. Keng-tsan excellait dans ce genre de beauté. L’œil du lecteur en était frappé tout d’abord. »
L’intelligence de ces artifices de style exige naturellement une connaissance approfondie du langage poétique, qu’on ne saurait acquérir sans une étude persévérante, et sans une habitude particulière des vers chinois. Il n’est donc pas surprenant qu’elle ait échappé parfois à l’illustre orientaliste. Je m’étonne seulement que son esprit si fin ne l’ait pas averti de ce qu’il y avait d’invraisemblable à ce qu’un peuple minutieux et méthodique comme le peuple chinois, pût manquer quelque part à cet esprit d’ordre, qui fut, et qui sera toujours sans doute, son caractère dominant.
Il me reste à exposer rapidement comment j’ai pu moi-même aborder les textes que j’ai traduits, quelles ont été mes préférences en ce qui concernait les pièces à choisir, quelle indulgence particulière, enfin, je réclamerai pour mon travail.
Assez semblables à celles de nos anciens classiques, les bonnes éditions des poètes chinois sont pourvues de gloses et de commentaires, dont la prolixité minutieuse va bien souvent jusqu’à la naïveté. On y démêle toutefois des éclaircissements très secourables, pourvu qu’on sache apprécier nettement la valeur relative d’une infinité de termes consacrés. C’est ici que l’occasion se présente pour moi de payer un juste tribut de gratitude à l’éminent professeur du Collège de France, M. Stanislas Julien, qui, familiarisé de longue date avec toutes les difficultés de la langue écrite, a bien voulu nous initier, sur ma demande, au style particulier des commentateurs.
Les éditions des poètes de l’époque des Thang dont j’ai fait usage sont au nombre de quatre : 1° Thang chi ho kiaï (poésies des Thang avec commentaires), édition impériale, grand in-4° en douze livres : Pé-king, 1726 ; 2° Thang chi ho suèn tsiang kiaï (poésies des Thang avec un choix des meilleurs commentaires), format in-12, en douze livres, édition récente ; 3° Li-taï-pé ouen tsi (œuvres de Li-taï-pé, cum notis variorum), dix livres ; 4° Thou-fou tsiouen tsi tsiang tchou (œuvres complètes de Thou-fou avec gloses et commentaires), in-8°, dix livres. On trouve ces ouvrages à la bibliothèque de la rue de Richelieu ; ils m’ont permis de confronter parfois les textes ou leurs gloses, pour éclaircir des points douteux. J’en ai tiré toutes les légendes, tous les traits historiques, toutes les explications qu’on lira dans mes propres notes, sans que l’origine en soit indiquée d’une manière spéciale.
A quelque civilisation qu’elles appartiennent, les compositions poétiques de tous les peuples me paraissent se diviser naturellement en deux classes bien distinctes :
Celles qui naissent spontanément du plus ou moins de grandeur et de sensibilité avec lesquelles le poète s’est inspiré des grands spectacles de la nature, ou de ces sujets touchants communs à tous les hommes : l’amour, la brièveté de la vie, le printemps, l’orage, le calme de la nuit, etc.
Celles qui demeurent particulières à la littérature d’une nation ou d’une époque, parce qu’elles tiennent aux ressources de sa langue ou à l’influence de ses mœurs.
Parmi les premières, intéressantes comme élément de littérature comparée, j’ai choisi surtout quelques pièces des auteurs les plus estimés dans leur pays. La nature des sujets traités a dû nécessairement guider mon choix pour les autres, et j’en donne plusieurs qui n’eussent point figuré, peut-être, dans un recueil où le seul mérite littéraire eût exclusivement prévalu.
Ce serait assurément, de la part d’un auteur, une grande présomption que d’espérer qu’on le lira tout d’une haleine, sans sauter rapidement un bon nombre de pages. C’est cependant ce que je devrais demander avec instance à qui voudrait chercher dans ce volume ce que j’ai tâché d’y faire entrer.
La traduction littérale est le plus souvent impossible en chinois. Certains caractères expriment parfois, comme on l’a vu, tout un tableau qui ne peut être rendu que par une périphrase. Certains caractères exigent absolument une phrase tout entière pour être interprétés valablement. Il faut lire un vers chinois, se pénétrer de l’image ou de la pensée qu’il renferme, s’efforcer d’en saisir le trait principal et de lui conserver sa force ou sa couleur. La tâche est périlleuse ; pénible aussi, quand on aperçoit des beautés réelles qu’aucun langage européen ne saurait retenir.
Si je n’espérais que le lecteur cherchera surtout dans ces traductions un tableau d’ensemble, si je pensais qu’il voulût considérer isolément chacune d’entre elles au seul point de vue de sa valeur intrinsèque, je serais, je l’avoue, saisi d’un bien vif sentiment de crainte, ayant présente à l’esprit cette inquiétante réflexion du père Cibot, à propos d’une version française qu’il avait essayée lui-même : « La difficulté d’entendre les vers chinois n’est rien auprès de celle qu’on éprouve à les rendre, écrivait le savant missionnaire, aussi ai-je traduit cette pièce, à peu près comme on copierait une miniature avec du charbon. »