Association Française des Professeurs de Chinois

POÉSIES DE
L'ÉPOQUE
DES THANG


    I.
1. Introduction
2. Antiquité
3. Pré Thang
4. Thang
    II.
1. Langue
2. Prosodie
3. Stylistique
4. Conclusion
    Poésies de
1. LI-TAÏ-PÉ,
2. THOU-FOU,
3. AUTRES,
4. AUTRES 2.

Poésies de l’époque des Thang

traduites du chinois et présentées
par le Marquis d'Hervey-Saint-Denys

Poésies d'auteurs connus

Ouang-poLe pavillon du roi de TengPartie de plaisir...
Yang-khiongChant du départLe vieux pêcheur
Oey-tchingLe poète expose ses sentiments
Tchin-tseu-ngan... pensée...Le poète prend congé d’un ami
Lo-pin-ouangEn prison, le poète entend chanter la cigale
Song-tchi-ouênLa pluie venue du mont Ki-chan
Kao-chiLe retour dans la montagneTristesseImpressions d’un voyageur loin de son paysAu poète Thou-fouA Tong-ta, lettré célèbre, qui partait pour un voyage lointain
Ouang-oeyA un ami absentEn se séparant d’un voyageurAdieux au printempsLa montagne...
Mong-kao-jènVisite à un ami...... dans une grotte...
Tchang-kienUne nuit dans la montagneLe tombeau de Tchao-kiun Le lever du soleil au couvent du mont Po-chan
Thao-hanLe poète passe la nuit au couvent de Tien-tcho
Oey-yng-voéLa solitude
Ouang-tchang-lingMéditationLa chanson des nénuphars
Tsin-tsanImprovisé devant les fleursUn songe de printemps
Tchang-tsiUne femme fidèle à ses devoirs
Pé-kiu-yL’herbeAnnonce à Youen-pa...
Li-chang-ynMa-oey

Ouang-po (Wang Bo)

Tout en adoptant l’ordre chronologique pour le classement des poètes de l’époque des Thang, sur la vie desquels j’ai pu recueillir quelques documents, j’ai cru devoir faire une double exception à l’égard de Li-taï-pé et de Thou-fou, en raison même de la célébrité hors ligne dont jouissent leurs noms parmi les Chinois, et j’ai donné tout d’abord ce que j’avais extrait de leurs ouvrages.

Je reviens maintenant aux poètes antérieurs, faisant également partie de cette grande famille littéraire. Le plus ancien paraît être Ouang-po, dont la biographie, du reste, n’offre de remarquable que la précocité de ses succès. Originaire de Kiang-tcheou, dans le Kiang-si, il s’était fait recevoir bachelier dès l’âge de neuf ans, avait pris rapidement ses autres grades, et, très jeune encore, occupait les plus hauts emplois. Ajoutons qu’il se retira de la vie publique aussi prématurément qu’il y était entré, afin de se livrer tout entier au culte de la littérature et de la poésie. Il mourut en 618, l’année même où le fondateur de la dynastie des Thang se faisait proclamer empereur.

n° 47.

Le pavillon du roi de Teng

Le roi de Teng avait, près des îles du grand fleuve, un pavillon élevé1,

A la ceinture du roi dansaient de belles pièces de jade 2, et des clochettes d’or chantaient autour de son char.

Le jade a cessé de danser, les clochettes ne se font plus entendre ;

Le palais n’est plus visité que, le matin, par les vapeurs du rivage, et, le soir, par la pluie qui ronge les stores en lambeaux.

Des nuages paresseux se promènent lentement, en se mirant dans les eaux limpides.

Tout marche, rien n’est immuable ; les astres eux-mêmes ont un cours.

Combien d’automnes a-t-il passé sur ce palais ? Le jeune roi qui l’habitait jadis, où donc est-il ?

Il a contemplé comme nous ce grand fleuve, qui roule toujours ses flots muets et profonds.

1. Le titre de roi, Ouang, fut donné souvent par les empereurs de Chine à des princes de leur maison, qui recevaient en même temps, comme apanage, la souveraineté de quelque territoire important. Le roi de Teng, dont il est ici question et dont la mémoire est chère aux poètes chinois, était, nous dit le commentaire, un fils de l’empereur Kao-tsou, célèbre par sa magnificence et par la protection éclairée qu’il accordait aux gens de lettres. Son fief comprenait une partie du Kiang-si actuel, et sa résidence favorite, dans une situation charmante, sur les bords du lac Po-yang, était le rendez-vous de tous les beaux esprits de son temps. Un pavillon du palais, où le roi se plaisait à convier en petit comité les plus distingués de ses hôtes, était particulièrement renommé.

Le lac Po-yang est alimenté par le Kiang et contient plusieurs îles d’une remarquable fertilité.

2. Les princes et les hauts mandarins suspendent à leur ceinture des ornements de jade, dont la forme, la couleur et les proportions varient selon le rang de celui qui les porte. C’est ce qu’on nomme boan peï. (Voir plus loin la note 3 à la suite de la pièce intitulée les Mesures de jade, par Peï-y-tchi, p. 330.)

n° 48.

Partie de plaisir dans la montagne,
près d’une source
appelée la Source du printemps

Les vêtements ouverts au souffle d’un vent frais, on a monté gaiement par des sentiers pierreux ;

On range les nattes et l’on prend place autour de la Source du printemps1.

L’odeur des épidendrons parfume le vin qui coule en abondance,

Au bruissement des pins de la montagne se marient les sons harmonieux de la plaine2.

Puis, quand les ombres s’allongent et gagnent les lieux découverts,

Alors qu’on a largement savouré l’arôme des mets et des fleurs,

La verve des convives se calme en même temps que le jour décline,

Que les forêts et les étangs s’assombrissent, et que, du milieu des roches amoncelées, surgissent peu à peu les vapeurs du soir.

1. La Source du printemps est une fontaine célèbre du Chen-si, à laquelle se rattachent plusieurs légendes. La mythologie en a fait le séjour d’un génie protecteur des poètes, auxquels il donne l’inspiration.

2. Il s’agit, dit le commentaire, de la musique champêtre que font parfois les bergers en gardant leurs troupeaux.

Yang-khiong (Yang Jiong)

Il était originaire d’une ville du Chen-si, voisine de Siang-yang, la patrie du poète Thou-fou, qu’il précéda de près d’un siècle. Après avoir rempli durant plusieurs années des fonctions administratives assez modestes, il quitta la carrière civile pour le métier des armes, et s’y distingua de telle sorte qu’il parvint rapidement au grade de général.

Compris dans les sanglantes proscriptions de l’impératrice Vou-héou, qui se préparait à usurper le trône de son fils mineur en faisant périr les serviteurs les plus dévoués de la dynastie des Thang, il fut mis à mort l’an 690 de notre ère, dans une province où il se tenait retiré.

n° 49.

Chant du départ

Les feux de guerre ont illuminé la capitale de l’ouest 1,

Il n’est personne aujourd’hui dont le fond du cœur soit tranquille ;

La tablette d’ivoire2 a fait ses adieux à la porte du phénix3,

Des cavaliers bardés de fer entourent la ville impériale.

La neige alourdit de ses flocons les étendards glacés ;

La voix furieuse du vent se mêle au bruit des tambours.

Voici donc revenu ce temps, où le chef de cent soldats

Est tenu en plus haute estime qu’un lettré de science et de talent !

1. Tchang-ngan. Quand l’Empire était menacé sur un point, on allumait des feux de distance en distance, comme un moyen rapide d’appeler des secours.

2. Une tablette d’ivoire ou de bambou, appelée ya, se remettait au général qui emmenait les troupes expéditionnaires. (Voir n. l, p. 167.)

3. La grande porte du palais, par laquelle sortait le général en chef, après avoir pris congé de l’empereur.

n° 50.

Le vieux pêcheur

Le vieux pêcheur passe la nuit couché sur les rochers de la rive occidentale.

Dès que paraît l’aube, il allume des bambous et puise de l’eau pour son frugal repas.

La brume du matin se dissipe, le soleil se montre ; la campagne est encore déserte ;

Il est déjà dans sa barque, frappant l’eau verte de ses rames, et poussant le cri des bateliers.

D’un regard il a consulté l’horizon ; il s’abandonne au courant avec insouciance,

Comme les nuages, qui courent et se poursuivent au-dessus de la montagne, s’abandonnent aux caprices du vent.

Oey-tching

Encore un de ces généraux chinois qui n’eussent jamais tiré le sabre, s’il leur eût été donné de manier paisiblement le pinceau ; lettrés par instinct, soldats par nécessité. Il perdit ses parents de bonne heure, dit sa biographie insérée dans les Annales des Thang, acquit par ses seuls efforts une érudition profonde, et fut un des esprits les plus élevés de son temps.

L’occasion lui manquant, durant sa jeunesse, pour mettre en valeur ses talents littéraires, il fit voir qu’il n’était pas moins propre au métier des armes, et servit avec zèle sous les drapeaux du prince Li-youen, qui devint plus tard l’empereur Kao-tsou.

Chargé de l’éducation du prince héréditaire de la nouvelle dynastie, Oey-tching s’attira la confiance de son élève et conserva sous le règne du fils toute la faveur dont il avait joui sous celui du père. Lorsqu’il mourut, vers le milieu du VIIe siècle, l’empereur lui fit élever un mausolée près de la capitale, et, suivant la coutume chinoise, donnant un titre posthume à son ancien gouverneur, il décida qu’on l’appellerait Ouên-tching (le lettré plein de droiture).

n° 51.

Le poète expose ses sentiments

Puisqu’on se dispute encore l’Empire,

Je jette les pinceaux pour ne songer qu’aux chars de guerre.

Si bien des plans sont déçus ; si bien des espérances sont trompées,

Mon énergie du moins reste debout.

Un bâton pour gravir, un fouet pour galoper, et je me mets en route,

Et stimulant mon cheval, je vais m’offrir au Fils du Ciel.

Je veux qu’il me donne une corde pour garrotter le chef des rebelles ;

Je veux que mes armes victorieuses brisent l’audace de nos ennemis.

Par des chemins sinueux j’arrive à des sommets élevés ;

Je me montre et je disparais ; je m’avance vers les plaines unies.

Sur de vieux arbres rabougris, chante l’oiseau glacé des frimas ;

Dans la montagne déserte, j’entends, la nuit, le cri des singes.

Après que mon âme s’est émue au milieu de précipices sans fond,

Mes yeux, à leur tour, sont attristés par la perspective de chemins sans borne ;

D’autres courages faibliraient à l’épreuve de si rudes fatigues,

Mais non celui de l’homme de guerre, qui porte dans son cœur une ferme volonté.

Tchin-tseu-ngan (Chen Zi'ang)

Tchin-tseu-ngan était de la province du Sse-tchouen. Il se distingua de bonne heure dans le genre de poésies descriptives que les Chinois appellent yng, rencontres, parce qu’elles doivent être inspirées tout à coup par l’aspect inattendu de quelque beau spectacle de la nature, de quelque scène grandiose ou touchante, qui excite la verve du poète, dès que ses yeux en sont frappés.

Un inspecteur littéraire, en mission dans les provinces pour y rechercher les hommes de mérite, prédit au jeune lettré de brillants succès et le fit venir à la capitale. Tchin-tseu-ngan s’y rendit au temps où l’empereur Tchoung-tsoung succédait à son Père, c’est-à-dire l’an 684. Il justifia les prévisions de son protecteur et fut bientôt appelé à ces mêmes fonctions honorifiques que devait plus tard exercer Thou-fou, quand il siégeait à la porte d’azur. (Voir plus haut la note 16, page 244.)

Ayant perdu sa femme, pour laquelle il avait une affection très vive, le poète voulut s’éloigner des lieux qui lui rappelaient douloureusement des jours plus heureux. Une armée se mettait en marche contre les Tou-fan, ces éternels ennemis de l’Empire du Milieu. Il sollicita l’emploi d’historiographe de l’expédition, l’obtint, et s’en acquittait déjà depuis deux années, lorsqu’il apprit que son père, en butte à l’inimitié d’un gouverneur de province, avait été gravement insulté. Il accourut précipitamment pour demander réparation de cette injure, mais le gouverneur était un personnage puissant qui le fit jeter en prison, dès qu’il fut instruit de son retour et de ses projets. En vain les amis de l’infortuné poète s’employèrent activement en sa faveur ; Tchin-tseu-ngan mourut de fatigue et de chagrin avant qu’ils eussent pu le rendre à la liberté. Il était alors dans sa quarantième année. C’était, dit le biographe auquel j’emprunte ces détails, un homme vif et ardent, d’un caractère plus hardi que ferme, trop prompt à se décourager.

n° 52.

Quand on porte une pensée dans son cœur
on la loge dans ses yeux
et si les sentiments veulent s’échapper
on les confie a la parole

Chaque beau jour qui s’écoule s’en va pour ne plus revenir ;

Le printemps suit son cours rapide et déjà touche à son déclin.

Abîmé dans une rêverie sans fond, je ne sais où se perdent mes pensées ;

Je suis couché sous les grands arbres, et je contemple l’œuvre éternelle1.

Hélas ! toute fleur qui s’épanouit doit mourir en son temps,

Les chants plaintifs du ki-kouey en avertissent mon oreille attristée 2.

Que d’êtres anéantis, depuis l’âge antique des grands vols d’oies sauvages !

L’homme le plus populaire des siècles passés3, s’il revenait aujourd’hui, qui le reconnaîtrait ?

Les fleurs appelées Lân et Jo4, depuis le printemps jusqu’à l’été,

Croissent avec vigueur. Oh ! combien elles sont verdoyantes ! combien elles sont verdoyantes !

Solitaires, au plus profond des bois, elles développent leur beauté dans le bosquet désert.

La fleur entrouvre sa corolle odorante, et s’élance sur sa tige dans tout l’éclat de ses vives couleurs.

Cependant le soleil s’éloigne et s’affaiblit peu à peu :

Le vent d’automne surgit au milieu des feuilles tremblantes ;

Les fleurs de l’année s’épuisent et tombent entraînées par lui ;

Mais le parfum5 de la fleur, enfin, que devient-il ?

1. Mot à mot : qui n’a pas de commencement.

2. Le ki-kouey, dit le commentaire, est un oiseau qui chante à deux époques de l’année, au milieu du printemps et au milieu de l’automne. Quand on l’entend pour la première fois, c’est le moment où toutes les fleurs s’épanouissent ; mais le second de ses chants est le signal de leur fin prochaine.

3. Le texte porte littéralement : qui reconnaîtrait l’habitant du nid ? Le commentaire nous dit que c’était un pauvre vieillard du temps de l’empereur Yao, lequel, à défaut d’autre habitation, s’était construit dans un arbre une sorte de cabane. Il était connu au loin de tous les hommes simples de cette époque, qui l’appelaient : le père du nid.

4. Je laisse ici les noms chinois de ces deux plantes, dans l’impossibilité d’établir, d’une manière bien certaine, leur synonymie en français.

5. Le poète, écrivant cette pièce sous l’impression que lui a laissée la mort de sa femme, trouve ici, dans le génie particulier de sa langue, des ressources qui manquent complètement au traducteur. L’expression fang-y, dont il se sert pour désigner le parfum des fleurs qui s’élève dans le vide, est formée de deux caractères signifiant littéralement l’esprit, la partie subtile du parfum, c’est presque l’âme de la fleur. Or, ces fleurs Lân et Jo, qui développent leur beauté loin des regards du monde, ce bosquet désert où leurs parfums se concentrent, ce sont les jeunes filles du gynécée, c’est le mystère de l’appartement intérieur. Hélas ! le temps dessèche la tige et tue le corps ; mais l’âme, mais le parfum, en résumé, que deviennent-ils ? L’intention du poète se révèle dans l’expression fang-y, comme sa pensée se résume dans le vers final.

n° 53.

Le poète prend congé d’un ami

La lampe d’argent laisse échapper sa fumée bleue,

Des vases d’or étincellent1 sur une table servie magnifiquement ;

Ne pensons qu’à l’accord harmonieux de nos luths2 tandis que nous sommes réunis dans cette charmante demeure ;

Je ne veux songer aux routes qui m’attendent qu’à l’heure où il faudra nous séparer.

Quand cette lune brillante aura disparu derrière les grands arbres,

Quand les premières lueurs du jour effaceront la blanche clarté du fleuve céleste3,

Alors il sera temps de s’acheminer vers le lointain pays de Lo-yang ;

Mais ces doux instants passés ensemble, hélas ! quand pourrons-nous les retrouver ?

1. Les vases qui contiennent le vin, dit le commentaire.

2. Littéralement : du kin et du chê. J’ai dit (p. 173, n. 2) comment était construit l’instrument de musique appelé kin, et les motifs qui me l’ont fait traduire par le mot luth, quand il s’est rencontré dans ce recueil. Le chê était, comme le kin, un instrument formé d’une table de bois léger, sur laquelle étaient tendues des cordes de soie filée. Il en différait toutefois en ce qu’il était plus grand du double, et garni d’un nombre de cordes beaucoup plus considérable.

Le kin, dit le père Amiot dans son mémoire sur la musique des Chinois, n’eut jamais plus de sept cordes ; le chê : en eut originairement cinquante, qu’on réduisit ensuite de moitié.

Ces deux instruments, en usage dès l’époque du Tchéou-li, c’est-à-dire dès le XIIe siècle avant notre ère, s’accordaient et se jouaient souvent à l’unisson. On attachait certaines idées mystérieuses à leur parfait accord, dans la croyance que des liens puissants se révélaient ou se formaient entre des époux ou des amis qui avaient fait ainsi de la musique ensemble.

La langue chinoise renferme plusieurs locutions qui témoignent de cette opinion très ancienne. A côté des équivalents de nos expressions ami d’enfance, camarade de collège, compagnon d’armes, elle nous offre notamment un terme composé qui signifie littéralement ami par les sons (par la musique), et qui désigne un ami sincère, partageant tous nos sentiments.

3. Tien ho, c’est la Voie lactée, que les Chinois appellent également Tchang ho, le long fleuve, Yn ho, le fleuve d’argent, ou Seng ho, le fleuve étoilé.

Lo-pin-ouang (Luo Binwang)

Lo-pin-ouang était originaire du Tché-kiang. Né dans un village des environs de Kin-hoa-fou, vers le milieu du VIIe siècle, il se rendit célèbre, dès sa jeunesse, par des compositions poétiques, où la recherche du style s’alliait à une rigoureuse observation de la prosodie. Il excellait surtout dans la composition des vers de cinq mots, et de ces pièces fugitives assujetties à des lois particulières, que Thou-fou et Li-taï-pé s’appliquèrent, après lui, à perfectionner.

Sa réputation comme poète, jointe aux succès qu’il obtint dans les concours, l’avaient conduit rapidement aux plus hauts grades littéraires, et l’avaient mis en rapport avec presque tous les grands de l’Empire. Il occupait à Tchang-ngan une charge élevée, lorsque mourut l’empereur Kao-tsoung ; et quand l’impératrice Vou-héou, dans le dessein d’usurper le pouvoir souverain, prit soin d’écarter de la capitale les personnages les plus influents et les moins dévoués à la servir, il fut l’un de ceux qu’elle exila. Il se joignit alors aux princes Li-king-nié et Li-king-yu, tous deux de la famille impériale, qui levaient des troupes aux environs de Nan-king, pour défendre les droits de l’héritier légitime ; ce fut lui qui rédigea le manifeste appelant les populations à se soulever.

Les princes succombèrent et furent égorgés. Que devint Lo-pin-ouang ? Les Annales gardent le silence à cet égard ; mais comme elles cessent de faire mention du poète, il est probable qu’il dut subir le même sort.

n° 54.

En prison,
le poète entend chanter la cigale1

La voix de la cigale a résonné, du côté de la route occidentale2 ;

Elle jette dans une rêverie profonde l’hôte qui porte un bonnet du midi3.

Comment supporterais-je patiemment la vue de ce frêle insecte,

Qui vient, tout près de ma tête blanche, répéter son chant douloureux4 !

La rosée, trop lourde pour ses ailes, appesantit sa marche, et l’empêche de prendre son vol5 ;

Le vent, qui souffle avec violence, emporte ses cris étouffés.

Les hommes ne veulent pas croire à ce qu’il y a de pur et d’élevé (dans le secret de son existence)6.

Puis-je espérer qu’il s’en trouve un, pour faire connaître à tous ce que renferme mon cœur ?

1. Si j’ai choisi pour la traduire cette pièce d’une conception bizarre, où des comparaisons forcées sont rendues dans un style recherché, c’est qu’en même temps qu’elle donne précisément une idée de l’affectation habituelle à Lo-pin-ouang, elle offre aussi le spécimen du genre de pièces fugitives appelées lu-chi, très à la mode sous les Thang. J’en ai fait connaître au commencement les exigences assez compliquées qui sont fidèlement observées ici.

Les quatre périodes voulues se montrent nettement dessinées, chacune ayant, suivant la règle, un sens complet dans son distique isolé.

La première (ki), l’exorde, qui doit réfléchir le titre de la pièce.

La seconde (king), la perspective, où doit poindre la pensée de l’auteur.

La troisième (tsing), le sentiment, où cette pensée se développe.

La quatrième enfin (kie), le nœud, qui renferme la conclusion.

Ajoutons que les conditions exigées pour la rime sont, de leur côté, très exactement remplies.

2. La route occidentale, c’est la route que parcourt le soleil en automne, dit le commentaire ; on voit par là que le poète a composé sa pièce dans cette saison.

3. Le commentaire nous apprend que l’on appelle bonnet du midi la coiffure imposée aux prisonniers ; mais il n’explique point l’origine de cette expression.

4. Le chant de la cigale, en automne, est triste et plaintif, dit le commentaire chinois.

5. « Dans la pensée de Lo-pin-ouang qui se compare à la cigale, cette rosée si lourde représente le malheur des temps qui a pesé sur lui ; le vent qui étouffe les cris du frêle insecte, ce sont les calomnies, soufflées contre lui par ses ennemis et qui empêchent sa voix de parvenir jusqu’à l’oreille du maître. » (Commentaire chinois.)

6. « La cigale se tient dans les arbres les plus élevés ; elle boit le plus pur de la rosée, dont elle forme son unique nourriture. C’est un fait que beaucoup de gens refusent néanmoins de croire. » (Commentaire chinois.)

Voir le texte chinois et la traduction anglaise de Bynner : Tangshi 93.

Song-tchi-ouên (Song Zhiwen)

Fils d’un officier qui s’était distingué sous le règne de l’empereur Kao-tsoung, il commença lui-même par exercer les fonctions de conseiller militaire, fonctions dont on trouve souvent la mention aux diverses époques de l’histoire chinoise, et qui tiennent à la fois de l’ordre administratif et de l’ordre diplomatique. Les conseillers militaires appartenaient à la corporation des lettrés ; ils assistaient, avec voix délibérative, aux conseils tenus par les généraux.

Song-tchi-ouên se fit connaître, très jeune, par des compositions à la manière antique. Il excellait surtout dans les vers de cinq mots, et l’empereur Tchoung-tsoung, dans un voyage qu’il fit à Lo-yang, prit tant de plaisir à lui en entendre réciter qu’il lui donna sur-le-champ son propre manteau de soie brodée, ce qui, dans les mœurs chinoises, est le plus haut témoignage de satisfaction privée que puisse accorder un souverain. Le poète ne s’en montra, toutefois, ni très reconnaissant ni très digne, car l’histoire nous le montre engagé, peu de temps après, dans une conspiration de palais, et se tirant d’affaire en dénonçant ses complices. Ceux-ci allèrent au supplice, tandis que Song-tchi-ouên obtenait une charge importante, conservant la faveur impériale au prix de l’estime publique.

Son crédit ne fut point, d’ailleurs, de longue durée. Banni, quelques années plus tard (la biographie ne dit pas pourquoi), il finit par être mis à mort sur un ordre de l’empereur, au lieu même de son exil, laissant la réputation d’un homme dont le talent était plus élevé que le caractère.

Il était né dans la seconde moitié du VIIe siècle, et périt avant la naissance de Li-taï-pé.

n° 55.

La pluie venue du mont Ki-chan1

La pluie, venue du mont Ki-chan,

Avait passé rapidement avec le vent impétueux.

Le soleil se montrait pur et radieux, au-dessus du pic occidental,

Les arbres de la vallée du Midi semblaient plus verdoyants et plus touffus.

Je me dirigeai vers la demeure sainte2,

Où j’eus le bonheur qu’un bonze vénérable me fit un accueil bienveillant.

Je suis entré profondément dans les principes de la raison sublime,

Et j’ai brisé le lien des préoccupations terrestres.

Le religieux et moi nous nous sommes unis dans une même pensée ;

Nous avions épuisé ce que la parole peut rendre, et nous demeurions silencieux.

Je regardais les fleurs immobiles comme nous ;

J’écoutais les oiseaux suspendus dans l’espace, et je comprenais la grande vérité.

1. Le mont Ki-chan est situé dans le Ho-nân ; les cartes chinoises en font sortir la première source du fleuve Hoaï, l’un des principaux affluents du Hoang-ho. Chan signifiant montagne, Ki-chan signifie le mont Ki, c’est donc un pléonasme de dire le mont Ki-chan ; mais le mot chan, dans les noms chinois de montagnes, est presque toujours aussi inséparable des autres monosyllabes avec lesquels il entre en composition que le mot mont le serait, par exemple, dans les noms du Mont-Blanc ou du Mont-d’Or ; j’ai donc suivi l’usage général de ne point décomposer ces noms chinois. Cette remarque trouve plus d’une fois son application dans ce volume, et des observations analogues pourraient être faites également pour un grand nombre de noms de fleuves et de pays.

2. Le couvent bouddhique.

Kao-chi (Gao Shi)

Nous venons de voir quelques productions de l’époque des Thang, dont les auteurs précédèrent Thou-fou et Li-taï-pé. Nous arrivons maintenant aux poètes contemporains de ces deux hommes célèbres. A leur tête, et par droit d’ancienneté, doit figurer tout d’abord Kao-chi.

Né dans le Chan-toung dès la fin du VIIe siècle, il attendit sa cinquantième année pour composer des vers. Son existence avait été des plus agitées, et sa célébrité fut précédée d’une longue période de découragement. Les biographes nous le montrent tour à tour dans les situations les plus diverses, luttant contre la pauvreté durant sa jeunesse ; épris d’une comédienne qu’il suit à travers les provinces, écrivant des pièces de théâtre pour la troupe nomade dont elle fait partie ; secrétaire d’un haut personnage en mission diplomatique dans le Tibet, puis soldat, puis enfin poète en renom, acquérant, au déclin de son âge, la fortune et les distinctions qui ne manquent guère, à la Chine, de suivre les succès littéraires.

Kao-chi fut lié d’amitié avec Thou-fou malgré la grande différence d’âge qui existait entre eux. Les Chinois vantent l’élévation de ses sentiments et la noblesse de ses expressions. Il affectionne certaines tournures antiques, qui rendent parfois ses vers très difficiles à entendre pour le lecteur européen, et, dans le choix des rimes comme dans l’arrangement des strophes, il prend assez souvent des libertés dont ses contemporains de la nouvelle école n’usaient déjà plus que fort rarement.

n° 56.

Le retour dans la montagne

On respire un air vif et pur, et voilà que le soleil disparaît dans les froides profondeurs de ces rochers immenses.

Je veux vous reconduire jusqu’à votre montagne ; ami, je connais maintenant votre cœur.

Quand l’âge mûr succède à l’active jeunesse, le temps est venu de cesser la lutte et de s’appartenir à soi-même ;

Vous avez su, je le vois, comprendre la vie, et régler la vôtre comme il faut.

Qu’il vous plaise de marcher ou de vous reposer, rien ne vous poursuit ni ne vous arrête ;

Sans entendre d’autre murmure que celui des sources, d’autres bruits que ceux du vent ou de la pluie,

Vous foulez un sol toujours jonché des fruits du song 1 ou des fleurs du cannelier2.

Les simples que vous vendez vous procurent largement de quoi subvenir à vos faibles dépenses ;

Vous recueillez enfin ces herbes précieuses, dont les sucs puissants donnent la longévité.

Les nuages blancs sont de gracieux compagnons qui vous exhortent à boire ;

En quelque endroit que vous vous retiriez pour dormir, la lune brillante n’est-elle point près de vous ?

J’emporte, moi, de cette journée, des souvenirs que ne peut effacer le sommeil ;

Nous allons donc nous revoir en songe, car mon esprit, cherchant le vôtre, saura bien revenir ici3.

1. Il s’agit ici d’une variété du pin, très commune en Chine, dont les grains, en forme d’amande, sont considérés comme un fruit.

2. Koueï. Suivant le Dictionnaire de Guignes : cinnamum sinense ; quœdam arbor quœ minutissimos flores albos et sat odoros profert.

3. Le commentaire chinois fait remarquer que la pièce doit précisément son titre à cette dernière pensée. Pour attirer l’attention sur ce titre, Kao-chi use d’une licence poétique singulière. Il lui attache la première rime, sans laquelle les deux premiers vers seraient blancs, selon les règles de la prosodie chinoise exposées au commencement de ce volume. Puis, afin de rendre l’artifice plus sensible, il change immédiatement de rime, de telle sorte que le premier distique devient une strophe complète avec l’indispensable titre, et que, bien que la pièce entière soit écrite en vers de sept pieds, le titre, composé seulement de trois mots, en forme pour ainsi dire le premier vers.

Cette étrange doctrine que l’âme d’un homme endormi puisse, durant le sommeil du corps, se livrer seule à des excursions lointaines se rencontre assez fréquemment chez les anciens poètes chinois. On est disposé tout d’abord à n’y voir qu’une image poétique, mais certains vers et certains passages obligent bientôt à reconnaître que la pensée des auteurs et des commentateurs eux-mêmes ne s’arrête pas à la fiction.

Voici ce qu’on rapporte ici, dans une note de l’édition chinoise, comme un fait dont la pièce de Kao-chi rappelle le souvenir :

« Un lettré d’un caractère élevé, Hang-kang, s’était retiré sur une montagne, vivant du produit des herbes médicinales qu’il recueillait dans ses promenades et qu’il vendait ensuite au marché de Tchang-ngan. Han-feï-tseu, Tchang-ming et Kao-oey, tous trois ses amis et ses condisciples, allèrent le voir, et résolurent de retourner en songe auprès de lui. Les deux premiers y réussirent, mais l’esprit de Tchang-ming s’étant égaré à moitié route, ne put retrouver son chemin. »

n° 57.

Tristesse

Il fut jadis un roi de Liang1, roi puissant et magnifique,

Son palais était ouvert à tous les hôtes ; de grands poètes florissaient à sa cour.

Depuis ce temps, mille années et plus se sont écoulées,

Et cette tour en ruine est aujourd’hui le seul vestige de tant de grandeurs.

Il y règne un silence accablant ; les grandes herbes envahissent le sol ;

Un souffle de tristesse s’en élève et se répand à mille li.

1. L’ancien royaume de Liang occupait une partie du Ho-nân actuel ; sa capitale était Souï-yang, aujourd’hui Koueï-te-fou.

n° 58.

Impressions d’un voyageur
loin de son pays

Dans un site désert et silencieux, par une froide nuit de clair de lune,

Le voyageur, isolé des siens, ne s’embarque point sans un pénible serrement de cœur.

Il voit s’agiter au loin, tourmentées par le vent, les eaux vertes et profondes,

Et les montagnes de la rive lui apparaissent sous l’aspect de l’automne.

L’automne, c’est le temps de la chute des feuilles :

Une vague tristesse enveloppe l’âme du voyageur.

n° 59.

Au poète Thou-fou

Le Jour de l’Homme1, je compose ces vers qui vont partir au loin pour une illustre chaumière2 ;

Je m’attriste et je m’attendris à la pensée d’un ami, qui songe lui-même à son pays.

Le saule étale en vain les charmes naissants de sa beauté printanière ; je ne les vois pas même.

L’abricotier se pare vraiment de fleurs sans nombre ; j’ai le cœur déchiré.

Mon corps est parmi les barbares du Sud, isolé de la Cour et du monde3 ;

Mon esprit est au milieu de mille inquiétudes, ne se nourrissant que de chagrin.

Cette année, le Jour de l’Homme, mon désir de vous voir se consume dans le vide.

L’année prochaine, le Jour de l’Homme, qui peut savoir où nous serons tous deux ?

Tandis qu’on laisse sommeiller sans fin votre pinceau et votre épée4,

Qui pourrait croire qu’on use encore de ceux d’un vieillard tel que moi !

L’âge rend déjà mes membres tremblants comme les branches du bambou, et je reçois toujours deux mille mesures5.

J’en suis confus en songeant à vous, homme de l’Est et de l’Ouest, du Midi et du Nord6.

1. Les Chinois appellent Jour de l’Homme le septième jour de l’année. C’est un jour que l’on doit consacrer à ses amis présents ou absents. L’année chinoise commence au printemps.

2. La chaumière habitée par Thou-fou, qui était alors exilé à Tching-tou ; voir sa biographie.

3. Kao-chi était en mission aux frontières méridionales de l’Empire, où des troubles avaient éclaté dans le Tonquin, alors soumis à la domination chinoise.

4. Rien n’indique dans la biographie de Thou-fou qu’il ait jamais rempli aucune fonction militaire. Cette phrase aurait donc lieu d’étonner, si l’on ne savait que, chez les Chinois, un lettré de mérite est tenu pour un homme universel.

5. Deux mille mesures de grain. Les fonctionnaires chinois reçoivent en grain une notable portion de leurs appointements.

6. C’est-à-dire dont le nom est célèbre dans tout l’Empire.

n° 60.

A Tong-ta,
lettré célèbre, qui partait pour un voyage lointain

Le ciel est chargé de nuages jaunes ; l’obscurité règne en plein jour ;

Le vent du Nord souffle des oies sauvages, et la neige va tomber à flocons.

Il est pénible aujourd’hui de se mettre en route ; mais pourquoi vous affliger à l’idée de parcourir, en étranger, des contrées lointaines ?

Est-il donc, dans tout l’Empire, un seul homme à qui vous soyez inconnu !

Ouang-oey (Wang Wei)

Ouang-oey était né vers la fin du VIIe siècle et fut reçu docteur ès lettres en 713, l’année même où Hiouan-tsoung héritait du pouvoir souverain. Egalement renommé comme poète et comme médecin, il dut à ce double titre d’être tout à la fois recherché par l’empereur, protecteur éclairé des lettres, et par le fameux rebelle Ngan-lo-chan, ce Tartare qui demandait quel animal c’était qu’un poète et à quel usage il pouvait servir. Xerxès essaya vainement, nous dit l’histoire, d’attirer Hippocrate par des présents ; Ngan-lo-chan s’y prit d’une tout autre manière, il fit enlever Ouang-oey et le retint longtemps près de lui. Les biographes nous montrent ce poète-médecin remplissant les devoirs de sa profession, tout en demeurant fidèle à son maître, tantôt soignant, sur un champ de bataille, les blessés de l’armée rebelle, tantôt ne craignant pas d’improviser, à la table même du chef barbare, des vers en l’honneur de son légitime souverain.

Après la mort de Ngan-lo-chan et la pacification de l’Empire, Sou-tsoung, qui avait succédé à son père, nomma Ouang-oey gouverneur de Sou-tcheou. C’était un poste considérable, mais auquel il préféra bientôt le repos et la solitude ; il se retira dans une maison de campagne, qu’il possédait au milieu d’un pays montagneux, pour y mener jusqu’à son dernier jour cette existence contemplative, si chère à tant de lettrés chinois.

Ouang-oey professait le culte de Bouddha ; il ne couchait que dans un lit de cordes (un hamac probablement). Il n’épousa qu’une seule femme, la perdit jeune encore, et ne se remaria point. Il mourut à l’âge de soixante-deux ans, laissant pour son frère, devenu Premier ministre, et pour plusieurs de ses amis, des lettres empreintes d’un grand détachement des choses de ce monde, où il les engage à se replier sur eux-mêmes, et à épurer leur cœur.

n° 61.

A un ami absent

Déjà les araignées de jardin abritent leurs toiles sous mes fenêtres,

Et l’on entend les grillons chanter entre les marches du perron ;

Déjà souffle ce vent froid, qui annonce le déclin de l’année ;

J’ai le cœur triste, et vous, mon maître, quelle impression ressentez-vous ?

Mes yeux demeurent souvent fixés sur votre habitation déserte ;

L’amour de la solitude a conduit au loin celui qui l’occupait.

Mes regards interrogent vainement sa porte oisive et silencieuse :

Le soleil seul y pénètre, éclairant les plantes d’automne de ses rayons affaiblis.

Vous m’avez, il est vrai, fait parvenir de vos nouvelles,

Mais pour m’apprendre qu’aujourd’hui nous sommes séparés par mille li.

Après avoir erré longtemps, comme un étranger, sur des routes inconnues,

Vous avez donc repris le chemin de ces montagnes, où déjà vous vous étiez retiré.

Nous sommes des amis de vingt années,

Et nous ne trouvons pas un jour pour échanger nos sentiments.

Si vous avez eu cruellement à souffrir de la fatigue et de la maladie,

Je n’ai pas eu, de mon côté, de moindres maux à supporter.

Bien que l’automne s’avance, et que vous ne soyez pas de retour encore,

J’espère toujours que l’année ne s’achèvera point, sans que je vous aie revu ;

Mais ce vœu se réalisât-il, combien la réunion durerait-elle !

Ne sera-ce point ma triste destinée de toujours penser à un absent !

n° 62.

En se séparant d’un voyageur

Je descendis de cheval ; je lui offris le vin de l’adieu,

Et je lui demandai quel était le but de son voyage.

Il me répondit : Je n’ai pas réussi dans les affaires du monde ;

Je m’en retourne aux monts Nan-chan pour y chercher le repos.

Vous n’aurez plus désormais à m’interroger sur de nouveaux voyages,

Car la nature est immuable, et les nuages blancs sont éternels 1.

1. Cette petite pièce, qui serait difficile à entendre sans commentaire, nous offre, à l’aide de celui qui l’accompagne, un trait de mœurs des plus caractéristiques.

« Le voyageur, dit le commentateur chinois, s’était rendu à la capitale avec l’espoir de réussir dans les concours littéraires, et de parvenir à un grade élevé. Son espoir ayant été déçu, il s’en retourne vers les montagnes, pour se livrer désormais aux seules jouissances de la contemplation. Ce qui dépend des hommes est sujet à mille changements ; mais ce qui dépend de la nature est immuable. Il est donc assuré que ce qu’il va chercher maintenant ne lui fera jamais défaut, et qu’il n’aura plus, conséquemment, de nouveaux voyages à entreprendre. »

Ce voyageur était Mong-kao-jèn, dont le nom figurera plus loin dans ce recueil.

Voir le texte chinois et la traduction anglaise de Bynner : Tangshi 13

n° 63.

Adieux au printemps

Chaque jour, hélas ! nous rapproche de l’inévitable vieillesse,

Tandis que chaque année nouvelle voit revenir le doux printemps.

Prenons ensemble le plaisir, aujourd’hui que notre tasse est pleine ;

Si les fleurs se fanent et s’effeuillent, tâchons, ami, de n’y pas songer.

n° 64.

La montagne n’est que silence et solitude
(fragment)

La montagne n’est que silence et solitude ;

On n’y voit que des herbes touffues et des arbres épais.

La Cour est la patrie des hommes d’élite ;

Seigneur, comment demeurez-vous dans ce sauvage désert ?

--- La culture des lettres n’exige point de relations fréquentes ; mes pensées sont profondes ;

La science de la philosophie est difficile, et, pour l’acquérir, je marche seul.

J’aime les sources pures, qui serpentent entre ces rochers ;

J’aime aussi ma cabane rustique, paisiblement assise au milieu des pins.

Mong-kao-jèn (Meng Haoren)

Mong-kao-jèn vient tout naturellement à la suite de Ouang-oey, qui fut son ami d’enfance, son coreligionnaire et son protecteur. Il était né à Siang-yang, ainsi que Thou-fou, au commencement du VIIIe siècle, et nous offre l’un des types caractéristiques du lettré chinois, de celui qui n’entrevoit d’autre alternative, en cette vie, que de parvenir aux honneurs par les hauts grades littéraires, ou de s’abandonner, dans les montagnes, aux charmes de la rêverie et de l’inaction.

Il étudia jusqu’à l’âge de quarante ans, s’efforçant d’acquérir cette érudition profonde, la clef d’or de tous les rêves ambitieux, et prit successivement les grades de bachelier, puis de licencié ; mais ayant échoué à l’épreuve du doctorat, qu’il était allé subir à la capitale de sa province, il résolut de regagner les montagnes silencieuses où s’était écoulée sa laborieuse jeunesse, pour s’y reposer désormais de tout travail et de tout souci.

Le culte de la poésie faisait partie des jouissances que devait goûter Mong-kao-jèn durant cette nouvelle phase de son existence. Ses vers acquirent de la célébrité, et les événements politiques lui en inspirèrent de satiriques, dont le retentissement faillit attirer sur lui toute la colère de l’empereur.

Ouang-oey, alors très en faveur, détourna l’orage et sut même obtenir un petit mandarinat d’un rang honorable pour son imprudent ami ; mais le solitaire du mont Nan-chan avait renoncé dès lors à toute ambition mondaine ; il ne voulut point sortir de sa retraite, où il atteignit un âge avancé.

J’ai choisi parmi ses poésies quelques pièces dont le mérite est isolément assez médiocre, mais qui ne paraîtront point dépourvues d’intérêt, si l’on veut envisager le dessein que je me suis proposé de rechercher, dans les poésies des Thang, tout ce qui peut contribuer à faire connaître les mœurs intimes de la société chinoise, à leur époque.

n° 65.

Visite à un ami
dans sa maison de campagne1

Un ancien ami m’offre une poule et du riz ;

Il m’invite à venir le voir dans sa maison des champs.

Des arbres vigoureux entourent le village qu’il habite d’une verte ceinture ;

On a pour horizon des montagnes bleues, dont les pics se découpent sur un ciel lumineux.

Le couvert est mis dans une salle ouverte, d’où l’œil parcourt le jardin de mon hôte ;

Nous nous versons à boire ; nous causons du chanvre et des mûriers.

Attendons maintenant l’automne2, attendons que fleurissent les chrysanthèmes,

Et je viendrai vous voir encore, pour les contempler avec vous.

1. Cet ami était Ouang-oey, à qui j’ai fait plus haut quelques emprunts, et dont la maison de campagne jouissait d’une grande célébrité, ainsi que l’atteste une note du roman des Deux jeunes filles lettrées, traduit par M. Stanislas Julien (t. I, p. 175). On voit du reste, par la pièce de Mong-kao-jèn, avec quelle simplicité on y vivait.

2. Littéralement : attendons l’époque (appelée) Tchong-yang. C’est le neuvième jour du neuvième mois, époque où l’on célèbre la fête de l’automne. (Voir la note ci-dessus, p. 230.)

Voir le texte chinois et la traduction anglaise de Bynner : Tangshi 128.

n° 66.

Le poète attend son ami Ting-kong
dans une grotte du mont Nié-chy

Le soleil a franchi pour se coucher la chaîne de ces hautes montagnes,

Et bientôt toutes les vallées se sont perdues dans les ombres du soir.

La lune surgit du milieu des pins, amenant la fraîcheur avec elle,

Le vent qui souffle et les ruisseaux qui coulent remplissent mon oreille de sons purs.

Le bûcheron regagne son gîte pour réparer ses forces épuisées ;

L’oiseau a choisi sa branche, il perche déjà dans l’immobilité du repos.

Un ami m’avait promis de venir en ces lieux jouir avec moi d’une nuit si belle ;

Je prends mon luth et, solitaire, je vais l’attendre dans les sentiers herbeux.

Voir le texte chinois et la traduction anglaise de Bynner : Tangshi 20.

 

Tchang-kien (Chang Jian)

Tchang-kien obtint le titre de docteur pendant la période Kaï-youan, c’est-à-dire entre l’an 713 et l’an 724 de notre ère, sous le règne de Ming-hoang-ti. C’était un sectateur de la doctrine de Lao-tseu ; il avait étudié pour acquérir la science, mais non pour arriver aux honneurs. Aussi se retira-t-il loin de toute habitation, dans un pays demi-sauvage, où son esprit cherchant l’isolement et le calme ne fût distrait par aucun bruit. « Il était entré dans le tao (la raison suprême), dit un commentateur de ses ouvrages ; aussi ses vues furent-elles profondes et ses aspirations mystérieuses. L’élévation de ses pensées atteste la pureté de son cœur. »

n° 67.

Une nuit dans la montagne

Assis sur le versant de la montagne, je suivais des yeux une barque fragile,

Image de notre destinée, qui flottait, légère, sur les flots profonds.

Elle fuyait, mon regard la perdit ; elle se fondit dans le ciel immense,

Tandis que le soleil affaibli s’éteignait à l’autre horizon.

Tout ce qui se déroulait à ma vue rentra subitement dans le demi-jour d’une lumière indécise ;

Les derniers rayons du soleil n’illuminant plus que la cime des arbres et le sommet des rochers.

De scintillante et d’azurée qu’elle était, la surface des eaux devint de plus en plus sombre,

Bientôt quelques nuages rouges indiquaient seuls où l’astre brillant avait disparu.

Les îles du lac se détachent en noir sur les eaux tranquilles,

Auxquelles la réverbération du ciel conserve un reste de clarté ;

Mais déjà l’obscurité s’est appesantie sur les bois et les collines,

Et le rivage n’est plus qu’une ligne confuse pour mon regard impuissant.

La nuit vient, l’air est vif, il s’agite au loin ;

Le vent du nord élève durement sa voix sifflante ;

Les oiseaux aquatiques cherchent un abri sur la rive sablonneuse ;

Ils vont attendre l’aurore, blottis entre des roseaux.

La lune, qui s’est enfin montrée, se mire longuement dans la masse limpide ;

Je prends mon luth, compagnon de ma solitude : les cordes s’émeuvent sous mes doigts ;

Tandis qu’elles vibrent, pleurant ou chantant tour à tour, jetant au loin leur harmonie,

Le temps vole, et c’est la rosée pénétrante qui m’apprend l’heure avancée de la nuit.

n° 68.

Le tombeau de Tchao-kiun1

Elle n’eût point évité la mort en restant au palais des Han,

Mais elle eût évité la douleur de mourir seule loin de son pays,

Cette belle jeune fille que ne purent racheter cent chameaux chargés d’or,

Et dont il reste à peine aujourd’hui quelques ossements desséchés2.

Le soir venu, nos chars furent retournés vers la frontière,

Mais les chevaux demeuraient immobiles, personne ne se décidant à partir ;

Chacun maudissait l’odieuse mémoire du peintre infidèle,

La lune nous surprit autour du tombeau ; tous les yeux brillaient, mouillés de larmes.

1. Voir, pour l’intelligence de la pièce, la note 6, p. 162, qui contient l’histoire de Tchao-kiun.

2. Dans la traduction de ces deux derniers vers, j’ai été forcé de m’écarter du sens littéral, plus que je n’aime à le faire, sous peine de ne donner qu’une version inintelligible au lecteur européen. L’histoire de Tchao-kiun est tellement connue de tout le monde à la Chine, que la moindre allusion s’y entend à demi-mot ; le poète en profite ici pour user d’une concision extrême. Le texte porte uniquement :

(Jadis) à dix mille li, chameaux chargés d’or ;

(Aujourd’hui) cette beauté parfaite devenue seulement os secs.

n° 69.

Le lever du soleil
au couvent du mont Po-chan1

La lumière pure d’une belle matinée pénètre déjà dans le vieux couvent ;

Déjà la cime éclairée des grands arbres annonce le retour du soleil.

C’est par de mystérieux sentiers qu’on arrive à ce lieu solitaire2,

Où s’abrite la cellule du bonze, au milieu de la verdure et des fleurs.

Dès que la montagne s’illumine, les oiseaux, tout à la nature, se réveillent joyeux ;

L’œil contemple des eaux limpides et profondes, comme les pensées de l’homme dont le cœur s’est épuré3.

Les dix mille bruits du monde ne troublent jamais cette calme retraite ;

La voix harmonieuse des pierres sonores est la seule qui s’élève ici4.

1. Le mont Po-chan est situé dans le Kiang-nân, non loin de Sou-tcheou-fou.

2. Le texte dit littéralement : par des sentiers tortueux. J’ai cru devoir écarter ce mot de la traduction, parce qu’il peut se prendre en français dans un sens fâcheux, ce qui n’a pas lieu en chinois, où l’expression employée par Tchang-kien indique seulement un sentier qui fait, en serpentant, de nombreux détours ; de telle sorte qu’il faut le bien connaître pour savoir où il mène, et pour le suivre sans se tromper.

3. Mot à mot : de l’homme dont le cœur est vide. Voici comment ce passage est commenté par un lettré chinois : « Les oiseaux pénètrent aussi les secrets du ciel, et ils sont joyeux, comprenant leur propre nature. Les eaux profondes du lac (qui est au bas de la montagne) sont immobiles. Elles sont pures et ne contiennent rien ; voilà pourquoi elles sont transparentes et pénétrables au regard. Le cœur de l’homme, dégagé de tout attachement pour les choses matérielles, est également pur et tranquille ; il ne contient point de désirs. En quoi diffère-t-il de cela ? »

4. Il a déjà été question (p. 135, n. 2) des pierres sonores avec lesquelles les Chinois font des instruments de musique. Ces mêmes pierres, taillées sur de grandes proportions, tiennent lieu de cloches dans certains couvents.

Voir le texte chinois et la traduction anglaise de Bynner : Tangshi 98.

Thao-han

Thao-han était originaire du Kiang-si ; il fut attaché au ministère des Rites durant la période Kaï-youan, qui s’étend de l’année 713 à l’année 742. Il ne se maria point et se retira, jeune encore, des charges publiques afin de se consacrer entièrement aux soins que réclamait la santé chancelante de sa mère. La plupart des poésies qu’il a laissées sont empreintes de ce sentiment de vague tristesse qui règne si souvent dans les œuvres des lettrés chinois ; la pièce que je donne ici ferait présumer qu’il professa la religion de Bouddha, si la biographie ne disait positivement qu’il était tao-sse, comme le poète Tchang-kien. On trouvera du reste, dans les notes qui accompagnent cette pièce, une remarque relative à la distinction déjà difficile à faire entre les bouddhistes et les sectateurs de la doctrine de Lao-tseu.

n° 70.

Le poète passe la nuit
au couvent de Tien-tcho1

Les pins et les cyprès cachent la gorge de la montagne,

Mais à l’occident j’ai découvert un étroit sentier ;

Le ciel s’ouvre, un pic se montre,

Et comme s’il était né dans le vide, un couvent surgit à mes yeux.

L’édifice semble assis sur une terrasse de nuées ;

Il lance ses pavillons dans l’air, au milieu des rochers escarpés.

La nuit vient ; les singes et les oiseaux se taisent,

Le son des cloches et le chant des bonzes pénètrent au-delà des nuages froids.

Je contemple les pics bleus, et la lune qui se mire dans les eaux du lac ;

J’écoute le bruit des sources, et le vent qui tourmente les feuilles sur les bords du torrent.

Mon âme s’est élancée en dehors des choses visibles,

Errante et captive, tout à la fois, dans un merveilleux ravissement.

L’aube me surprend ainsi ; bientôt tout va changer d’aspect ;

Déjà, du côté de l’orient, l’obscurité se dissipe aux flancs des roches gigantesques ;

Déjà la surface des eaux s’illumine d’un reflet scintillant, précurseur de l’aurore,

Et les rayons pâlissants de la lune perdent peu à peu de leur éclat.

Les traces de l’immortel Ko-sien subsistent encore,

Et la mémoire de Yu-chi est toujours en vénération 2,

La tradition nous dit qu’ils aimaient tous deux les lieux solitaires ;

Mon âme ne pourra-t-elle, en un moment d’extase, rencontrer ces sublimes esprits !

1. C’était un couvent bouddhiste, ainsi que l’indique son nom, qui signifie retour de l’Inde, et celui de fleur de Lotus, que les religieux avaient donné à l’une des montagnes au milieu desquelles il s’élevait. La description universelle de la Chine (y toung chi) nous apprend qu’il était situé à 15 li à l’ouest de la ville de Hang-tcheou-fou, dans le Tche-kiang, et qu’il avait été bâti pendant la période hien-ho, du règne de Tching-ti, des Tsin, c’est-à-dire l’an 326 de notre ère.

2. Ko-sien et Yu-chi, nous dit un commentateur, furent des sages qui cherchèrent la solitude dans ces montagnes, et se rendirent célèbres par leur pureté. L’expression fey-hoa, dont il se sert en parlant d’eux, indique clairement qu’ils étaient bouddhistes. Thao-han, sectateur de la doctrine du tao, aspire cependant à rejoindre leurs sublimes esprits.

On a souvent l’occasion de constater, dans les poésies chinoises, cette union remarquable qui règne entre les bouddhistes et les tao-sse. Dès le VIe siècle, une sorte de fusion semble s’être opérée à la Chine entre leurs doctrines respectives, et il devient très difficile de reconnaître, par le seul énoncé de ses pensées philosophiques, à quelle secte un lettré appartient.

Oey-yng-voé (Wei Yingwu)

Encore un sectateur de la doctrine de Lao-tseu, mais dont la vie nous offre cette fois un curieux exemple du détachement des biens de ce monde, professé par un haut mandarin. J’ai choisi parmi ses poésies formant dix livres, une pièce où il expose lui-même ses sentiments. Elle est accompagnée, dans l’édition que je possède, d’une glose qui m’a paru assez caractéristique pour mériter d’être traduite en entier. Je la donne plus loin à la suite de la pièce.

Oey-yng-voé était né vers l’an 730. Il passa de brillants examens, remplit successivement plusieurs charges importantes, et fut appelé notamment, en 785, au gouvernement de la ville et du territoire de Sou-tcheou. On ne mentionne point l’époque de sa mort.

« Il était, dit le biographe du siècle des Thang, d’un caractère juste et bon. Il mangeait peu, et avait peu de désirs. Dans sa maison, il brûlait des parfums, balayait le sol, et s’asseyait par terre. Ses vers circulaient au loin. Il fut lié d’amitié avec plusieurs poètes de son temps, mais de ceux dont le cœur était pur, et les sentiments conformes aux siens. »

n° 71.

La solitude1

Nobles ou de condition obscure, les hommes, quel que soit leur rang,

Ne franchissent le seuil de leur porte que pour être assaillis de mille tracas.

Celui-là seul qui dégage son cœur de toute influence extérieure,

Se complaît dans la solitude, et sait en apprécier le bienfait.

La pluie vient le matin et s’arrête le soir, sans que j’en aie connaissance,

Et la verdure naît au printemps sans attirer mon attention.

Sortie des ombres de la nuit, la montagne a déjà repris les teintes brillantes de l’aurore ;

Sans les petits oiseaux qui chantent autour de ma demeure, je ne m’en serais pas même aperçu.

Parfois je m’entretiens, assis près d’un bonze tao-sse,

Parfois je chemine côte à côte avec un pauvre bûcheron.

C’est un instinct puissant qui m’attire ainsi vers les pauvres et les faibles,

Et non l’orgueilleuse pensée d’affecter le mépris des grandeurs.

1. Voici comment cette pièce est paraphrasée par un commentateur chinois :

« Le sujet de cette pièce est l’éloge de la solitude. Le poète établit d’abord que les hommes de tout rang et de toute condition sont généralement incapables de vivre dans l’isolement. Les grands, à la Cour, se tourmentent pour acquérir des honneurs et de la renommée ; les petits, au marché, se tourmentent pour acquérir des profits. Tous les hommes sont donc tourmentés d’une préoccupation quelconque, et par cela même ne sauraient demeurer enfermés chez eux. Tous sont influencés, entraînés par l’action des choses extérieures ; ils ne peuvent s’en dégager, et c’est pourquoi ils ne sauraient apprécier le bienfait de la solitude. Oey (l’auteur de la pièce) est un disciple du Tao. Comme, intérieurement, il n’a rien qui le préoccupe, à l’extérieur il n’est rien non plus qui attire son attention, et lui seul peut apprécier le bienfait de la solitude. Que la pluie vienne, alors qu’il est dans sa cabane, elle passe sans qu’il s’en soit même aperçu. Les plantes naissent au printemps, mais comment s’en apercevrait-il, lui qui oublie sa propre existence ? Il repose son cœur et ne s’intéresse à rien. »

Ouang-tchang-ling (Wang Changling)

Il fut docteur, et longtemps attaché aux Archives secrètes de l’Empire, puis tomba dans la disgrâce, et fut envoyé en exil. Les notices biographiques ne nous en apprennent pas davantage, et ne fixent pas même une date à son égard ; mais comme son nom figure entre deux personnages qui vivaient du temps de l’empereur Ming-hoang, on a tout lieu de penser qu’il en fut également contemporain.

Le caractère dominant de ses poésies nous le montre partageant les doctrines philosophiques de Tchang-kien, de Thao-han et de Oey-yng-voé, à la suite desquels j’ai cru naturel de le placer. On verra toutefois par une petite pièce de sa jeunesse, intitulée la Chanson des nénuphars, qu’il s’était également exercé dans un genre tout différent.

n° 72.

Méditation

Tantôt couché sous les grands arbres, je m’abandonne à une longue rêverie,

Tantôt je me promène, solitaire, sans m’inquiéter s’il fait jour ou s’il fait nuit.

Un jour que j’étais ainsi descendu dans la vallée de Palin,

Je longeais les bords de la rivière, où j’avais jeté mes hameçons.

Ma main enleva deux carpes,

Tandis que mes yeux suivaient un vol d’oies sauvages qui se perdit à l’horizon ;

Je compris combien ces oiseaux étaient heureux de leur liberté immense ;

Je sentis dans quelle affliction ces deux poissons étaient tombés ;

Et, laissant aller les poissons dans l’onde fraîche et pure,

Je fis un retour sur moi-même, je songeai aux périls où la convoitise peut entraîner.

Alors je me mis à penser aux montagnes, aux hôtes de leurs cimes bleuâtres,

Qui, s’ils retournent la tête, se voient séparés du monde par les nuages blancs.

Placés à ces sublimes hauteurs, ils n’ont que du dédain pour les passions de la terre ;

L’ambition leur est inconnue : les idées de gloire et de renommée ne sauraient troubler la paix de leur cœur.

n° 73.

La chanson des nénuphars

Les feuilles des nénuphars et les jupes de gaze légère sont teintes de la même couleur ;

Sur les fleurs des nénuphars et sur de riants visages, c’est le même rose qui s’épanouit.

Les feuilles et la gaze, les fleurs et les visages s’entremêlent au milieu du lac ; l’œil ne saurait les distinguer.

Tout à coup l’on entend chanter ; alors seulement on reconnaît qu’il se trouve là des jeunes filles.

(Jadis) les charmantes filles de Ou, et les beautés de Youe, et les favorites du roi de Thsou1

Se jouèrent ainsi parmi les nénuphars, cueillant des fleurs et mouillant gaiement leurs gracieux vêtements.

Quand les jeunes filles arrivent à l’entrée du lac, les fleurs lèvent la tête, comme pour recevoir des compagnes,

Et quand elles s’en retournent, en suivant le cours du fleuve, la blanche lune les reconduit2.

1. L’ancien royaume de Ou eut Nan-king pour capitale (voir n. 1 et 4, p. 119), et celui de Youe, Ning-po ; celui de Thsou était situé à l’ouest des deux premiers. Tous trois étaient arrosés par le fleuve Tsien-tang ou ses affluents, qui alimentent le lac King-hou. Le poète fait évidemment allusion aux souvenirs que la tradition attache à ce lac célèbre. (Voir n. 2 et 3, p. 131.)

2. Voir la seconde strophe de la Chanson des quatre saisons, p. 131.

Tsin-tsan (Cen Can)

Tsin-tsan appartenait à une famille distinguée. Il était contemporain de Thou-fou, qui parle souvent de lui dans ses poésies, comme de l’un de ses amis d’enfance, et de ses compagnons de plaisir.

Tsin-tsan a laissé peu de grandes pièces, mais un assez grand nombre de quatrains, de ceux qu’on nomme Tsuè-chi, et de ces compositions appelées lu-chi, dont j’ai fait connaître les règles sévères au commencement de ce volume.

Les compatriotes de Tsin-tsan vantent l’inattendu de ses pensées, la recherche de ses expressions, et l’élégance de sa facture. C’est dire qu’il est un des poètes chinois les plus difficiles à traduire.

Rigoureux observateur de la prosodie, qui subissait de notables modifications à l’époque où il vécut, il contribua beaucoup, pour sa part, à l’adoption de certaines lois prosodiques, et de certaines formes ingénieuses, qui servent encore de modèles aujourd’hui.

n° 74.

Improvisé devant les fleurs

Les fleurs de cette année succèdent aux fleurs de l’année passée, sans paraître moins belles ;

Des hommes de l’année passée, ceux qui ont atteint cette année ont vieilli d’un an.

Cela montre que les hommes vieillissent ; cela montre aussi que les fleurs ne vivent guère.

Ayez pitié des fleurs tombées ; seigneur, ne les balayez pas.

Vos frères aînés et vos frères cadets, qui tous se distinguent par leurs talents et par leurs grades,

Chaque jour, au retour de l’audience impériale, réunissent des amis dans ce jardin fleuri ;

Le parfum de ces pauvres fleurs pénètre jusque dans les coupes de jade,

Et le vin de l’automne en est embaumé.

n° 75.

Un songe de printemps

La nuit dernière, au plus profond de ma chambre, le souffle du printemps pénétrait ;

Mon esprit s’en retourna bien loin, sur les bords du fleuve Kiang, près de la belle jeune fille qui l’occupe.

Il dura bien peu ce songe de printemps ; il fut bien court l’instant où ma tête reposa sur l’oreiller ;

Cependant cet instant si court m’a suffi pour aller dans le Kiang-nân, à plus de cent lieues d’ici1.

1. Un commentateur chinois s’arrête sur cette question de savoir si l’esprit, l’âme (chîn) d’un homme endormi peut réellement quitter le corps et accomplir une excursion loin de lui. L’affirmative ne lui semble pas improbable. (Voir n. 3, p. 275.)

Tchang-tsi (Zhang Ji)

Tchang-tsi, originaire de Ou-kiang, dans le Kiang-nân, appartenait à l’une des plus illustres familles de l’Empire. Comme lettré il acquit une grande renommée ; comme homme privé il jouissait de la réputation d’un homme de bien, ce qui lui attira la protection du célèbre Han-yu, ministre de l’empereur Te-tsoung. Attaché d’abord aux Archives de l’Empire, il devint, en 815, professeur au Collège impérial. Il excellait à faire des vers, dit la Biographie universelle, mais surtout des vers destinés à être chantés ; aussi ses pièces sont-elles rimées avec un grand soin.

Il mourut président du Collège impérial, âgé de près de quatre-vingts ans.

n° 76.

Une femme fidèle à ses devoirs1

Seigneur, vous savez que j’appartiens à un époux ;

Cependant vous m’avez offert deux perles brillantes,

Mon cœur s’est ému, mon esprit s’est troublé ;

Et ces perles, un moment je les ai fixées sur ma robe de soie rouge.

Ma famille est de celles dont les hauts pavillons se dressent à côté du parc impérial ;

Et mon époux tient la lance dorée dans le palais de Ming-kouang.

Je ne doute point que les sentiments de Votre Seigneurie ne soient purs et élevés comme le soleil et la lune ;

Moi, je reste fidèle à celui avec qui j’ai juré de vivre et de mourir.

Je rends à Votre Seigneurie ses perles brillantes, mais deux larmes sont suspendues à mes yeux.

Que ne vous ai-je connu au temps où j’étais libre encore !

1. Au temps de la jeunesse de Tchang-tsi, la guerre civile divisait l’Empire en plusieurs partis ; Tchang-tsi avait épousé celui de l’empereur. Un chef rebelle lui ayant fait des ouvertures, en lui envoyant de riches présents, il y répondit par la pièce singulière et bien chinoise, dont je donne ici la traduction.

Pé-kiu-y (Bai Juyi)

Le père Amiot, dans ses portraits des Chinois célèbres, consacre une assez longue notice à Pé-kiu-y ; elle contient de curieux détails sur les mœurs de l’époque à laquelle appartint ce personnage, et sur la considération dont jouissaient alors les poètes en renom.

Pé-kiu-y, si l’on en croit les biographes, apprit à connaître les caractères avant même d’apprendre à marcher. Docteur à dix-sept ans, il devint mandarin d’un ordre supérieur alors qu’il entrait à peine dans sa vingtième année. Son intégrité était à toute épreuve, et le bien public sa constante préoccupation.

Après avoir rempli, durant vingt-cinq ans, diverses charges, il prit la détermination de renoncer aux emplois, et de se retirer dans une maison de campagne, afin d’y jouir de lui-même et de sa liberté. Il choisit pour résidence une montagne appelée Hiang-chan, où bientôt plusieurs lettrés de mérite, fatigués comme lui du monde, vinrent se grouper autour de lui ; ces exilés volontaires s’assemblaient fréquemment, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, buvant ensemble et faisant des vers ; gardant entre eux une égalité parfaite, ne composant jamais qu’à table et travaillant toujours en commun. Tous avaient changé de nom pour n’être troublés par personne dans leur retraite, et l’association signait ses pièces du nom collectif des Neuf Vieillards du mont Hiang-chan, qui ne tarda pas à se répandre au loin, L’empereur voulut en voir le chef, il fut mandé à la capitale, et Pé-kiu-y, reconnu, se vit contraint, par ordre souverain, d’abandonner sa chère montagne et d’occuper une haute charge à la Cour.

Devenu vice-président de l’un des grands tribunaux de l’Empire, le poète se conduisit en public avec toute la gravité d’un haut magistrat, mais il fit élever dans le jardin de sa nouvelle demeure, dont l’empereur lui avait fait présent, une montagne factice, en souvenir du mont Hiang-chan, et là, le premier et le quinze de chaque lune, jours où les tribunaux n’ont point d’audience, il offrait un repas à ses huit compagnons, appelés à la capitale en même temps que lui.

Pé-kiu-y mourut cinq années après son retour à la vie publique, l’an de Jésus-Christ 846 ; il était dans la soixante-quinzième année de son âge. L’empereur Vou-tsoung, qui l’avait comblé de biens et d’honneurs, le suivit de trop près dans la tombe pour exécuter le projet qu’il avait conçu de lui élever un monument ; mais il eut un successeur qui en prit soin. Par son ordre, on rechercha toutes les pièces de vers dont Pé-kiu-y était incontestablement l’auteur. « On en trouva, dit le père Amiot, de quoi composer un livre de mille pages. L’empereur ne les fit point imprimer ; il les fit graver sur autant de tables de pierre qu’il y avait de sujets différents, et toutes ces pierres furent placées séparément aux différents endroits de cette montagne factice que Pé-kiu-y avait élevée dans son jardin, à l’imitation de la véritable montagne Hiang-chan. De plus, il composa lui-même un magnifique éloge du poète, qu’il écrivit de sa propre main. »

n° 77.

L’herbe

Fraîche et jolie, voilà l’herbe nouvelle qui croît partout dans la campagne ;

Chaque année la voit disparaître, chaque année la voit revenir.

Le feu la dévore à l’automne1, sans épuiser en elle le germe de la vie ;

Que le souffle du printemps renaisse, elle renaît bientôt avec lui.

Sa verdure vigoureuse envahit peu à peu le vieux chemin,

Ondulant par un beau soleil, jusqu’aux murs de la ville en ruines.

L’herbe s’est flétrie, l’herbe a repoussé, depuis que mon seigneur est parti2 ;

Hélas ! en la voyant si verte, j’ai le cœur assailli de bien cruels souvenirs.

1. Quand on la brûle dans les champs, avant de labourer.

2. Littéralement « encore une fois (elle est verte depuis que l’) on a reconduit Ouang-tsun, qui s’en allait. Cette verdure remplit (mon cœur) des sentiments de la séparation ».

L’expression Ouang-tsun, que j’ai rendue par monseigneur, et qui désigne ici l’époux d’une jeune femme affligée de son absence, tire cette acception d’un passage du Li-sao, le plus ancien recueil poétique de la Chine après le Chi-king, où il est dit :

Ouang-tsun est en voyage, hélas ! et ne revient pas ;

Et voici les jolies herbes qui poussent, hélas ! elles sont bien vertes.

Or, ce Ouang-tsun était un personnage qui avait quitté son pays au printemps alors que l’herbe poussait partout dans les champs ; bien des jours s’étaient écoulés depuis son départ, et l’aspect de la campagne, de nouveau verdoyante, rappelait douloureusement à sa femme l’époque où elle avait reçu ses adieux.

La pièce de Pé-kiu-y, et surtout les deux vers qui la terminent seraient absolument inintelligibles, si l’on n’avait présent à l’esprit le passage du Li-sao auquel il est fait allusion ; mais dès qu’on se le rappelle, on saisit tout un ensemble d’idées que le poète n’aurait pu renfermer en deux vers, et cette confiance dans l’érudition du lecteur est toujours un mérite aux yeux des Chinois.

Voir le texte chinois et la traduction anglaise de Bynner : Tangshi 152.

n° 78.

En annonçant à Youen-pa
qu’il va devenir son voisin

Ami de mon enfance et de ma vie entière, ami qui connaissez si bien tous les sentiers de mon cœur,

Si je désire abriter ma demeure à l’orient de la vôtre, ce n’est point, vous le savez, le soleil seul que j’y viens chercher 1.

Nous pourrons jouir ensemble, à l’avenir, des plus belles nuits de clair de lune2 ;

Ce seront désormais les mêmes saules qui nous annonceront le printemps.

Dès que la moindre affaire m’appelait hors de chez moi, je songeais aussitôt à vous avoir pour compagnon ;

Comment ne saisirais-je pas avec empressement l’occasion de vous avoir maintenant pour voisin !

Tant que la vie animera mon corps, mes yeux auront la joie de vous voir constamment,

Et plus tard, enfin, mes petits-enfants vivront encore tout près des vôtres.

1. Le texte dit littéralement : Ce n’est pas pour le seul avantage de mon corps.

2. Littéralement : Par les beaux clairs de lune, nous aurons nos nuits des trois allées. Pour donner à cette expression la valeur qui lui appartient, il faut savoir qu’un lettré, appelé Tsiang-hu, avait fait percer trois allées dans un petit bois de bambous attenant à sa maison, et qu’il s’y promenait avec un voisin de ses amis, durant les belles nuits de clair de lune. Les trois allées de Tsiang-hu sont connues dans la littérature chinoise, comme le sont, dans la nôtre, le tonneau de Diogène ou la mansarde de Gilbert.

Li-chang-yn (Li Shangyin)

Il était de Hoaï-tcheou, dans le Ho-nan. Fils d’un lettré célèbre qui s’était fait recevoir docteur à l’âge de dix-neuf ans, il atteignit lui-même ce grade élevé la deuxième des années kai-tching (837 de notre ère). Sa renommée, comme érudit, précéda celle qu’il s’acquit plus tard comme poète, et l’un des hauts dignitaires de l’Empire lui donna sa fille en mariage, sur le seul bruit des succès littéraires qu’il avait obtenus.

Li-chang-yn occupa de nombreuses charges publiques ; il fut successivement gouverneur de plusieurs villes importantes. Il atteignit un âge très avancé, et mourut à la fin du IXe siècle de notre ère, alors que la dynastie des Thang touchait à sa ruine, et qu’avec elle allait s’éteindre cette longue série de poètes, dont les œuvres jouissent toujours à la Chine d’une si grande faveur.

Li-chang-yn a laissé, outre ses poésies, plusieurs éloges funèbres très estimés.

n° 79.

Ma-oey1

Au-delà des mers, on dit qu’il existe un autre monde ;

Existe-t-il une autre vie ? on n’est vraiment certain que de la perte de celle-ci.

En vain les gardes frapperont-ils ensuite sur leurs bambous sonores 2 ;

En vain les veilleurs du palais régleront-ils la marche de leurs clepsydres3.

Ce jour où les six escadrons mutinés arrêtèrent, tous ensemble, leurs chevaux devant lui,

Que devinrent les vœux qu’il formait jadis, au milieu de la septième nuit, ce risible pasteur4,

Qui, durant un demi-siècle, fut le maître de l’Empire 5,

Et ne put même sauver d’une mort violente la femme qu’il aimait ici-bas6 ?

1. Ma-oey était un relais de poste peu éloigné de Tchang-ngan, sur la route que suivit l’empereur Hiouan-tsoung lorsqu’il abandonna cette capitale, fuyant devant la rébellion victorieuse de Ngan-lo-chan. Un drame affreux s’y est accompli, drame qui caractérise bien l’Asie, et dont la victime fut cette infortunée Taï-tsun, la belle favorite si souvent chantée par Li-taï-pé. Taï-tsun avait un frère appelé Yang-koué-tchong, lequel avait su profiter de sa parenté pour faire une fortune rapide, et captiver de son côté les bonnes grâces du souverain. Il était devenu Premier ministre, servait du reste l’empereur avec zèle, et avait essayé de le mettre en garde contre des trahisons tramées de longue main ; mais on l’accusait d’être le premier auteur du mécontentement de Ngan-lo-chan, dont il s’était fait un ennemi personnel, et plus tard d’avoir été l’instrument des désastres de l’armée, en forçant les généraux à suivre un plan de campagne extravagant. L’irritation était donc grande contre lui, parmi les officiers et les soldats. Les murmures redoublèrent, en arrivant à Ma-oey. Je laisse les Annales chinoises raconter ce qui s’y passa :

« Comme la suite de l’empereur était nombreuse, et qu’on n’avait pas eu le temps de faire les provisions nécessaires pour un si long voyage, elles manquèrent bientôt. En arrivant à Ma-oey, officiers et soldats murmuraient hautement contre Yang-koué-tchong, l’accusant d’avoir attiré tous les malheurs présents. L’ambassadeur du roi des Tou-fan (les Tibétains), suivi d’une vingtaine de personnes, voyant passer le Premier ministre, l’arrêta pour lui demander des vivres. Les soldats s’écrièrent qu’il complotait avec les étrangers, se jetèrent sur lui et lui coupèrent la tête ; elle fut exposée sur un poteau, à la vue de tous ; puis, tenant leurs piques hautes, ils se rangèrent en ligne devant la tente de l’empereur, qui fit aussitôt demander la cause de ce tumulte et de cette étrange démonstration. Alors les plus hardis prirent la parole ; ils dirent qu’ils venaient de tuer Yang-koué-tchong parce qu’il trahissait, qu’il fallait maintenant ordonner le supplice de la favorite, sa sœur, pour apaiser l’irritation générale. L’empereur, qui aimait passionnément Taï-tsun, essaya d’abord de la défendre, représentant qu’elle était toujours demeurée complètement étrangère aux affaires publiques ; mais la révolte, loin de se calmer, prenant un caractère de plus en plus menaçant, et les officiers de son entourage le pressant vivement de donner satisfaction aux soldats, qui tenaient alors entre leurs mains le sort de l’Empire, il se soumit au sacrifice. La favorite fut étranglée dans sa tente, et la sédition s’apaisa. »

Après cet acte de suprême lâcheté, le vieil empereur tomba dans une profonde mélancolie. Il résigna le pouvoir entre les mains de son fils auquel il remit les sceaux de l’Etat. Le souvenir de la malheureuse Taï-tsun le poursuivait à toute heure, assiégeant désormais ses jours désolés et ses nuits sans sommeil. Comme il s’était adonné, dès sa jeunesse, à la pratique des sciences occultes, et qu’il avait grande foi dans la puissance des magiciens tao-sse, il fit appel aux plus renommés pour évoquer l’esprit de la morte, et lui communiquer son ardent désir de la retrouver du moins dans une autre vie. Ce ne furent point les magiciens qui manquèrent comme on peut le penser. Je laisse encore parler la chronique :

« Il se rencontra un tao-sse, nommé Yang-che-mou, lequel vint au campement de l’empereur et durant trois jours et trois nuits fit des conjurations magiques. Ensuite il dit à l’empereur : J’ai cherché d’abord la favorite sur la terre et dans les îles, mais sans l’y rencontrer. Alors, j’ai franchi les mers d’Orient, et je l’ai trouvée sur le Pong-laï. (Voir n. 2, p. 127.) Elle m’a dit : Assurez l’empereur que dans douze ans nous nous reverrons ; mon désir est qu’en attendant il soigne mieux son corps qu’il ne le fait, et qu’il ne soit point, comme il l’est, uniquement préoccupé de moi. »

Ces épisodes, commentaires indispensables de la pièce que je donne ici, m’ont paru de ceux qui font bien connaître un pays et une époque. Les vers sceptiques qu’ils inspirent à Li-chang-yn et les réflexions des éditeurs complètent le tableau.

2. Le texte porte littéralement : la troupe des tigres. On désignait ainsi la garde de l’empereur, parce que les soldats qui la composaient étaient revêtus de peaux de tigre, la tête de l’animal recouvrant leur casque. Ceux qu’on mettait la nuit en sentinelle frappaient de temps en temps sur un bambou creux, pour indiquer qu’ils étaient à leur poste et qu’ils veillaient avec soin.

3. La glose nous apprend qu’il y avait toujours, à la résidence impériale, des veilleurs appelés ki-jin, dont l’office était notamment de prendre soin des clepsydres, et d’annoncer l’heure aux sentinelles.

4. Littéralement le conducteur de bœufs (Kien-nieou). L’intelligence de ce passage exige une double explication. Il faut savoir d’abord que les astronomes chinois ont donné ce nom à l’une des étoiles du groupe stellaire que nous appelons le Capricorne et que, par une fiction mythologique, ils en font l’époux de la Tisseuse céleste (l’étoile Véga, [alpha]), de la Lyre dont il a été question déjà plus d’une fois. Suivant eux, durant la septième nuit de la septième lune, le Kien-nieou traverse, tous les ans, le fleuve du ciel (la Voie lactée) afin d’aller visiter sa femme.

« Or, dit un commentaire chinois, une année du temps passé, au milieu de cette septième nuit de la septième lune, la favorite étant seule auprès de Ming-hoang, et Ming-hoang étant appuyé sur son épaule, ils échangeaient de tendres paroles et se faisaient de doux serments. Puissions-nous, disait l’empereur, dans ce monde et dans toute autre vie, aussi longtemps que dureront les siècles, être toujours unis l’un à l’autre comme la tisseuse et le pasteur ! »

5. Ming-hoang régna près de quarante-huit ans.

6. Voici encore un vers dont la traduction littérale n’offrirait aucun sens pour un lecteur européen. Le texte dit : et ne pouvoir, comme (l’homme de) la famille Lou, avoir (sa) Mo-tseou. Mo-tseou était une femme qui vécut dans une grande union avec son mari appelé Lou. Ils ne se quittèrent jamais, dit la tradition, et jouirent d’une existence heureuse et tranquille jusqu’à la fin de leurs jours. Tel traducteur libre les nommerait Philémon et Baucis.

La construction des vers chinois, où le parallélisme des expressions joue parfois un si grand rôle, fait ressortir ici l’opposition entre ces sublimes hauteurs, où l’empereur élevait ses regards pour y chercher des exemples à suivre, et ce séjour terrestre, où son pouvoir n’alla pas même jusqu’à défendre d’une mort violente une simple mortelle comme lui. C’est pourquoi je n’ai pas craint d’employer les mots ici-bas, dans la traduction du vers final.

POÉSIES DE L'ÉPOQUE DES THANG traduites du chinois et présentées par le Marquis d'HERVEY-SAINT-DENYS
I. 1. Introduction ; 2. Antiquité ; 3. Pré Thang ; 4. Thang ; II. 1. Langue ; 2. Prosodie ; 3. Stylistique ; 4. Conclusion
Poésies de Li-taï-pé, Thou-fou, d'auteurs connus, d'auteurs moins connus.
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