Association Française des Professeurs de Chinois

POÉSIES DE
L'ÉPOQUE
DES THANG


    I.
1. Introduction
2. Antiquité
3. Pré Thang
4. Thang
    II.
1. Langue
2. Prosodie
3. Stylistique
4. Conclusion
    Poésies de
1. LI-TAÏ-PÉ,
2. THOU-FOU,
3. AUTRES,
4. AUTRES 2.

Poésies de l’époque des Thang

traduites du chinois et présentées
par le Marquis d'Hervey-Saint-Denys

Poésies d'auteurs moins connus

Tchang-jo-houLes mesures de jade Le printemps...
Tchu-ouanLe poète découvre la retraite d’un de ses amis...
Tsoui-haoSur la rivière...Au départ pour les frontières
Tchang-sinLe bruit des fifres
Tchu-kouang-hi L’étudiantLa maison des champs
Thang-han-kingLa statue de la Tisseuse céleste
Ouang-leng-jènSur un vieil arbre couché au bord de l’eau...
Li-yLe poète passe une nuit d’été sous les arbres
Tchang-oey En bateau et la tasse en main
Tsien-kiSouvenir de l’Antiquité...
Pe-lo-yé L’isolement
Tsoui-min-tongS’enivrer au milieu des fleurs
Han-ouoImitation de Tsoui-kouè-fou
Kheng-tsinLes oiseaux s’envolent et les fleurs tombent
Taï-cho-lun... le dernier soir d’une année qui s’accomplit

J’ai passé précédemment en revue les poètes sur lesquels j’avais pu recueillir des notices, et dont l’origine positive était connue. Je réunis à la fin du volume quelques morceaux d’autres auteurs, qui appartiennent également à l’époque des Thang, ainsi que l’indique le titre même des recueils auxquels les pièces sont empruntées, Thang chi, poésies des Thang ; mais qui se répartissent sans date précise, sur une durée totale de près de trois siècles. Ces recueils, classés d’après une méthode purement littéraire, ne fournissent d’ailleurs aucun indice sur l’ordre chronologique à établir entre les nombreux poètes, dont les noms s’y trouvent entremêlés.

Peï-y-tchi

n° 80.

Les mesures de jade1

Puisqu’en son temps un bon conseil n’a pas été entendu,

Quel cas ferait-il désormais de ces curieuses mesures de jade2 ?

Il sort du fourreau son glaive brillant et poli comme une eau pure que l’hiver a saisie,

Et fait voler en éclats les transparents contours de la pierre précieuse.

Des parcelles étincelantes s’éparpillent de tout côté ; elles font trembler les étendards ;

Elles frappent avec bruit les hoan-peï3 qui tressaillent.

Les unes retombent, comme une pluie de givre, sur la table au tapis brodé4 ;

D’autres, étoiles filantes d’un sinistre augure, s’abattent aux pieds du prince empereur5.

« Ainsi, dit-il6, est dès à présent anéantie la fortune de celui qui nous préside.

« Nous sommes tous prisonniers ; douleur inévitable ! »

Ces seules paroles, consignées dans les Annales de l’Empire,

Ont assuré à sa mémoire dix mille ans de célébrité.

1. Il est indispensable, avant de lire cette pièce, de connaître le trait historique qui en a fourni le sujet. L’an 206 avant notre ère, la dynastie fondée par Thsin-chi-hoang-ti fut renversée ; sa race tout entière fut noyée dans le sang. Deux généraux puissants s’étaient ligués pour dépouiller l’héritier du fameux incendiaire des livres. L’un était Hiang-yu, homme d’une stature colossale et d’une force prodigieuse, d’un caractère violent et sanguinaire, l’autre était Lieou-pang, aussi vaillant capitaine que son allié, mais de plus habile politique, usant toujours de clémence, et cherchant à se faire des amis parmi les vaincus. Hiang-yu avait pris tout d’abord le titre de roi de Tchou, Lieou-pang celui de roi de Han, puis, marchant simultanément sur la capitale Hien-yang, ils étaient convenus que l’Empire appartiendrait à celui des deux qui saurait y pénétrer le premier.

Ils s’avançaient vers le même but par des routes différentes, employant, pour soumettre les populations sur leur passage, des moyens non moins opposés. Hiang-yu emportait d’assaut toutes les places, massacrant impitoyablement tous les habitants, ne laissant derrière lui que la mort et l’incendie, trouvant toujours une résistance opiniâtre, de la part de gens qui savaient bien n’avoir pas à espérer de quartier. Lieou-pang, au contraire, prenant soin qu’aucun excès ne fût commis dans les villes qui lui ouvraient leurs portes, avait peu de sièges à entreprendre, et se voyait rarement arrêté. Aussi fut-il en possession de Hien-yang longtemps avant que son terrible compétiteur en approchât. Il fit respecter les habitants, mit des sentinelles aux portes du palais, et, pour éviter les désordres, consigna les soldats dans leur camp.

Un tel événement était loin de répondre aux prévisions du roi de Tchou. Dès qu’il en reçut la nouvelle, il leva brusquement le siège d’une place qui le retenait, accourut à grandes journées, pénétra dans la ville à son tour pour la mettre à feu et à sang, enleva les trésors, choisit les plus belles femmes, et, sans se soucier du traité qu’il avait fait jadis, se déclara maître et seigneur. Il commandait quatre cent mille soldats.

Lieou-pang n’avait derrière lui qu’une petite armée. Hors d’état de lutter encore, il dissimula son ressentiment, feignant de se contenter du royaume de Han, qui, du moins, ne lui était pas contesté.

Un banquet fut donné, comme pour sceller les conventions nouvelles, sous une vaste tente dressée entre les deux camps. Chacun des chefs occupait une table séparée, assis sur une estrade et entouré de ses principaux officiers. Le roi de Tchou avait près de lui son ministre Fan-tseng, homme plus profond dans le conseil que scrupuleux dans les moyens, qui avait compris la tactique du roi de Han et pressentait sa grandeur future. Fan-tseng, durant le repas, se pencha plusieurs fois à l’oreille de son maître, l’engageant à profiter des circonstances pour investir la table voisine et pour se débarrasser au plus vite d’un rival dangereux. Soit confiance en lui-même, soit par une sorte de générosité qui n’était pas toujours incompatible avec son caractère sauvage, Hiang-yu s’y refusait ; pour Lieou-pang, il avait saisi d’un coup d’œil la nature de ces pourparlers, et, laissant de courtes instructions à son entourage, il s’était rapidement éloigné. Tandis qu’il prenait de l’avance à la tête de ses meilleurs cavaliers, on vint offrir de sa part, au conseiller du roi de Tchou, deux vases précieux destinés sans doute à faire un moment diversion. Alors eut lieu la scène que décrivent les vers de Peï-y-tchi.

Si la morale ne s’accorde guère avec la violente perfidie que proposait le conseiller Fan-tseng, l’histoire du moins montra la justesse de ses prévisions. La guerre ne tarda pas à s’allumer entre les deux rivaux. Heureux d’abord, le roi de Tchou vit peu à peu la fortune passer du côté de son adversaire, et finit par se couper la gorge, après avoir perdu, dans une bataille décisive, sa dernière chance de salut. Le vainqueur fonda la dynastie des Han.

C’est la perspicacité de Fan-tseng que vante le poète, en assurant qu’elle lui vaudra dix mille ans de célébrité.

2. Le titre de la pièce indique qu’il s’agissait de deux vases ayant chacun la contenance d’un teou, mesure chinoise que les dictionnaires désireux de donner à tout prix des équivalents ont coutume de rendre par le mot boisseau. Le teou contient dix ching ; le ching, dix ko ; le ko, dix yo ; le yo doit contenir douze cents grains de millet. Un vase de jade assez grand pour contenir un teou de grain est nécessairement d’une extrême rareté.

3. Il a été question déjà des hoan-peï, dans la pièce intitulée le Pavillon du roi de Teng, par Ouang-po. Ce sont des ornements formés de plusieurs pièces de jade, reliées entre elles par de petites chaînes, enrichies souvent de pierres précieuses, et que portent, suspendus à leur ceinture, les mandarins d’un rang élevé.

4. La table que présidait le roi de Tchou.

5. Le roi de Tchou.

6. C’est Fan-tseng qui a brisé les mesures de jade, c’est lui qui prend ici la parole, et cependant il n’est pas une seule fois nommé dans la pièce entière.

La science historique du lecteur n’est jamais mise en doute par un auteur chinois.

Tchang-jo-hou

n° 81.

Le printemps, le Kiang, la lune
les fleurs et la nuit1

Au printemps, le grand Kiang2 enfle ses eaux, que le flux et le reflux tourmentent, et qui cherchent le repos dans la mer,

Au-dessus des eaux, la lune brillante monte et s’abaisse, comme le flux et le reflux.

L’éclat scintillant de sa lumière suit les flots, à mille et dix mille li.

En quel lieu le grand Kiang, au printemps, serait-il privé du reflet de la lune !

Le fleuve, en ses nombreux détours, enveloppe des plaines parfumées ;

La lune éclaire des fleurs et des bois, frais comme la pluie, brillants comme la neige.

Tout à coup le grésil se forme dans l’air, il voltige, il tombe ;

Le fleuve est couvert d’un sable argenté ; vous le regardez, il a disparu.

L’azur du ciel est pur et sans tache,

Seul, au milieu du vide, l’astre nocturne resplendit.

Sur les bords du grand Kiang, quel fut le premier homme qui aperçut la lune ?

Cette lune qui brille au-dessus du Kiang, en quel temps éclaira-t-elle les hommes pour la première fois ?

Les hommes naissent et passent ; les générations se succèdent sans interruption et sans fin ;

La lune accomplit ses phases ; les siècles s’écoulent sans y apporter de changement.

J’ignore combien de générations peut avoir éclairées la lune,

Mais je sais que les flots du Kiang s’en vont, sans jamais revenir.

Un petit nuage blanc traverse tout seul la voûte céleste, comme pour me rappeler à l’idée de mon isolement,

Tandis que je vogue entre deux rives ornées de beaux arbres, dont la fraîche verdure irrite encore mon chagrin.

Nul ne sait même qui je suis, sur cette barque voyageuse ;

Nul ne sait si cette même lune éclaire, au loin, un pavillon où l’on songe à moi.

Heureuse lune ! elle ne quitte point ce pavillon. Rien ne saurait l’en écarter.

Elle pénètre jusque dans la demeure de celle dont je suis séparé.

Elle illumine sa porte, qui devient alors blanche comme le jade,

Et dès qu’on lève les stores, elle est au fond de l’appartement intérieur.

Tandis que l’époux s’attriste ainsi, l’épouse, de son côté, dirige vers lui ses pensées ;

Car leurs pensées se cherchent, bien qu’ils ne puissent les échanger.

Que je voudrais, se dit-elle, me fondre dans les rayons de la lune,

Franchir avec eux l’espace, et me répandre avec eux devant mon bien-aimé !

La nuit s’avance, le sommeil arrive dans sa chambre silencieuse ; elle songe, elle croit voir des fleurs tombées.

Hélas ! voilà le printemps à la moitié de sa durée, sans que l’absent soit encore revenu.

L’eau du fleuve, qui s’écoule, ne fait que s’écouler ; le printemps s’écoule et s’épuise.

Déjà la lune s’abaisse vers les eaux profondes, et s’en retourne vers l’occident.

Elle s’abaisse, elle s’abaisse, elle va se perdre dans les brumes de l’horizon.

Le fleuve coule toujours, roulant vers l’océan ses flots inépuisables.

Combien de voyageurs ont dû hâter leur retour, en profitant d’une nuit si belle !

Ainsi pense la jeune femme ; le coucher de la lune jette le trouble dans son âme ; mille sentiments d’inquiétude et de tristesse remplissent son cœur oppressé.

1. Nous avons vu précédemment que, dès l’Antiquité, les Chinois avaient pratiqué parfois le jeu des bouts-rimés. Cette pièce nous offre le spécimen d’un autre exercice littéraire qui consiste à faire une pièce, sur un titre donné, formé de plusieurs mots sans suite entre lesquels il faut établir une complète liaison d’idées, en maintenant l’unité du sujet.

2. Kiang signifie fleuve. Les Chinois nomment le Fleuve (par excellence), ou le Grand Fleuve, ta Kiang, celui que les Européens ont appelé le fleuve Bleu. Il parcourt 4 500 km ; sa largeur, presque partout de 2 km, est de 30 km à son embouchure. La marée y remonte jusqu’à 650 km.

Tchu-ouan

n° 82.

Le poète découvre la retraite
d’un lettré de ses amis
qui vivait retiré dans la montagne1

Enfin, j’ai découvert la Source des Immortels ! j’atteins enfin ce mystérieux refuge où l’on se tient caché2.

Je m’enfonçais dans une région de plus en plus déserte ; déjà, je n’apercevais plus de sentiers battus ;

J’ai poussé mon cheval à travers un bois de bambous sauvages,

J’arrive justement au milieu des pêchers en fleur ; c’est donc ici que je dois retrouver des hommes3.

Des montagnes couronnées de nuages ferment de tout côté ce vallon perdu ;

Çà et là quelques chaumières éparses, dont la fumée s’élève de loin en loin4.

Mais voici des hôtes vénérables5, qui semblent venir au-devant de moi.

Holà ! vieillards, dispensez-vous de m’interroger 6.

(Ecoutez seulement ma réponse :) Le règne des Thsin est passé.

1. Quand on aura lu la légende à laquelle ces strophes font allusion, on trouvera peut-être que la flatterie qu’elles renferment ne manque ni d’une certaine grâce dans la forme, ni de délicatesse dans l’intention.

On connaît l’histoire de l’incendie des livres ordonné par le fameux Thsin-chi-hoang-ti, l’an 213 avant notre ère. Un grand nombre de lettrés perdirent la vie en s’efforçant de soustraire aux flammes les ouvrages auxquels ils attachaient le plus de prix. Quelques-uns se réfugièrent dans les montagnes les moins accessibles, et se tinrent cachés jusqu’à la chute de leur persécuteur. Longtemps après que le second empereur de la dynastie des Han eut révoqué l’édit contre les livres, et prescrit d’actives recherches dans tout l’Empire, afin de réunir ce que le zèle ou le hasard avaient pu préserver du feu, on continua de retrouver de temps en temps quelques précieux textes, et des histoires merveilleuses circulèrent sur les lettrés fugitifs, ou les livres cachés.

Six cents ans plus tard notamment, sous la dynastie des Soung du Nord, on raconta qu’un pêcheur du Hou-kouang, promenant ses filets sur le fleuve Yuen, avait découvert une petite rivière ignorée, en avait remonté le cours, et après avoir côtoyé des régions sauvages et désertes, s’était vu tout à coup dans un site admirable, où, bien qu’on fût en automne, l’air était embaumé d’un parfum délicieux de fleurs de pêchers. Remarquant un petit ruisseau, sur lequel il en flottait quelques-unes, le pêcheur attacha sa barque à la rive, suivit le cours du ruisseau qui le conduisit à l’entrée d’une grotte profonde, et guidé par un point lumineux trahissant un étroit passage, finit par découvrir une vallée charmante où se trouvaient des pêchers en fleur. Les habitants de la vallée, ayant tous de longues barbes blanches et des vêtements de forme antique, témoignent, en l’apercevant, une surprise mêlée de frayeur. « Que venez-vous faire dans ce paisible refuge, lui demandent-ils, êtes-vous un lettré, fidèle à la science, fuyant comme nous la persécution des Thsin ? -- Holà, s’écrie le pêcheur émerveillé, que parlez-vous des Thsin ? Il y a des siècles aujourd’hui que leur règne a cessé ! »

De retour dans son village, le pêcheur fit le récit de son aventure ; on reconnut qu’il avait eu affaire à des sages, qui s’étaient réfugiés jadis au fond d’une vallée secrète pour ne point sacrifier leurs livres, et qui étaient devenus des immortels. On voulut visiter leur mystérieux séjour, mais on explora vainement le cours du fleuve Yuen dans la direction que la petite barque avait dû suivre ; on ne retrouva jamais cette rivière enchantée, qui conduisait à la, vallée des pêchers en fleur.

Voilà pour la légende ; rappelons-nous maintenant que, de tout temps, l’on a vu en Chine des lettrés célèbres se réfugier et se cacher dans les montagnes, afin de se soustraire à de hautes charges publiques, auxquelles, sur le bruit de leur mérite, l’empereur les avait appelés. Nous arrivons à l’explication de la pièce que je donne ici.

Tchu-ouan va visiter un lettré de ses amis, qui vivait précisément retiré dans un pays montagneux, voisin des régions arrosées par le fleuve Yuen ; il improvise ces vers, et les lui offre en arrivant. Le fait, sous-entendu, que cet ami ait recherché la solitude pour se soustraire aux honneurs constituerait déjà une flatterie très appréciable ; on saisit facilement ce que le poète y ajoute encore, en supposant qu’il a pénétré dans une vallée peuplée d’immortels.

2. Les trois mots fang yn lun, qui m’obligent ici à paraphraser pour donner un sens en français, signifient uniquement chercher ce qui est caché au plus profond, mais ils forment ensemble une locution reçue dans le langage poétique, indiquant la recherche d’un lettré qui se tient caché pour se soustraire aux honneurs et aux emplois auxquels son mérite l’appelle.

3. Voir plus haut la légende rapportée dans la note 1.

4. Mot à mot : (seulement) quelques fumées d’habitations, chacun (n’) étant voisin (que) de lui-même.

5. Une variante porte des bûcherons ; elle est évidemment dans le vrai, quant à la qualité réelle des habitants de la montagne que le poète a dû rencontrer, mais la fiction de la vallée des Immortels étant nécessairement admise, j’ai préféré la version qui donne le mot vieillards.

6. Il se figure si bien être dans la vallée découverte autrefois par le pêcheur du Hou-kouang, qu’il ne doute point que les questions posées jadis au pêcheur ne le lui soient bientôt à lui-même. Il prévient donc l’interrogation, répondant par avance à ce qu’on va lui demander.

Tsoui-hao

n° 83.

Sur la rivière de Jo-yeh

Comme elle fuit cette barque légère !

Nous voici déjà dans le charmant pays des blanches vapeurs et des vertes forêts.

On avance, on se repose, toujours au milieu des oiseaux et des nuées ;

Tandis que l’image tremblante des montagnes suit, sur les eaux limpides, tous les mouvements du bateau.

Tantôt l’écho vous répond, sortant de quelque roche profonde,

Tantôt l’on arrive à quelque vallon tranquille, dont le silence même invite à élever la voix.

Ici, tout semble fait pour inspirer à l’homme l’amour de la solitude.

De grâce, laissez là vos rames, que je jouisse de ce site admirable ! à peine en ai-je encore entrevu les beautés.

n° 84.

Au départ pour les frontières

Quand vous tendrez l’arc, ayez soin de le tendre fort ;

Quand vous lancerez des flèches, ayez soin de les choisir longues ;

Avant de viser aux combattants, tirez d’abord sur les chevaux ;

Tâchez de prendre vivants les hommes, tâchez surtout de prendre les chefs.

Tout royaume a des limites ;

Le carnage aussi doit avoir les siennes.

La gloire est dans la soumission de ceux qu’on a su vaincre,

Et non dans la multitude de ceux qu’on a fait périr.

Tchang-sin

n° 85.

Le bruit des fifres1

Cette tour qui surmonte la poterne est bien haute ; allons y observer l’horizon.

Du côté du nord, accourent des hordes tartares ;

On ne distingue rien qu’un tourbillon de poussière, tant leurs chevaux sont nombreux et serrés.

Qui pourrait sonder les secrètes volontés du ciel et de la terre !

Du côté du nord, la porte des remparts s’est ouverte ;

On est sorti fièrement à la rencontre de l’ennemi.

Le jour baisse, et, depuis l’aube, je n’ai point quitté ce poste élevé.

Mais qu’entends-je ! c’est le bruit des fifres !

1. La petite flûte appelée ti (quœ constat septem foraminibus et transverse ori applicatur, dit le Dictionnaire de de Guignes), est exactement le fifre en usage dans nos régiments. Le commentaire nous fait connaître ici cette particularité qu’on en jouait seulement après la bataille, pour célébrer une victoire acquise et rappeler les soldats à leurs rangs.

Ces strophes, qui nous fournissent quelques détails assez curieux sur les coutumes militaires de la Chine au Moyen Age, furent composées en l’honneur d’un gouverneur fidèle, nommé Hù-youen, célèbre par la défense opiniâtre qu’il fit contre les Tartares de Ngan-lo-chan, dans la ville forte de Koueï-te-fou. Investie de toute part, réduite par les horreurs de la famine à dévorer ses morts, puis ses blessés, la garnison refusa constamment de se rendre, faisant, de temps en temps, quelque brillante sortie, et conservant toujours l’espoir d’être secourue. Les Annales racontent qu’il ne restait plus que douze hommes vivants, derrière les murs ruinés, quand la place fut emportée ; ils périrent tous les armes à la main.

Au-dessus de la porte principale d’une ville fortifiée, dit le commentaire, il existe un pavillon élevé, lequel est surmonté d’une terrasse qui domine la ville entière et ses environs. C’est de là que celui qui commande peut observer l’horizon ; c’est là que, du matin au soir, se tenait le gouverneur Hù-youen.

Tchu-kouang-hi

n° 86.

L’étudiant

Quand le soleil couchant cesse d’éclairer la fenêtre du nord-ouest,

Alors que le vent d’automne dépouille en sifflant les bambous,

L’étudiant s’approche de la fenêtre méridionale,

Car ses yeux ne quittent guère son livre, et toujours il est attentif.

Il songe à l’Antiquité, en voyant la mousse et les grandes herbes ;

Il regarde, il écoute, il jouit profondément de son calme et de sa solitude ;

Peut-être demanderez-vous ce qu’il fait, pour se procurer du moins sa subsistance :

Il coupe du blé demi-sauvage, dans les terrains abandonnés.

n° 87.

La maison des champs

Si vous plantez des mûriers, au nombre d’environ cent pieds,

Si vous ensemencez de maïs trente meou1 environ,

Comme vous aurez en abondance le grain et la soie,

De temps en temps, vous pourrez réunir et fêter vos amis.

Quand vient l’été, on récolte le riz pour sa nourriture,

Quand vient l’automne, on cueille les fleurs de chrysanthème pour parfumer le vin2.

La matrone s’avance joyeusement au-devant des amis qu’on invite,

Les jeunes enfants s’empressent à leur rendre mille petits soins.

Au coucher du soleil, on prend son loisir dans la partie du jardin qui n’est pas en culture :

Elle est entourée d’ormes et de saules touffus ;

On boit jusqu’à l’ivresse, et puis chacun regagne, à la nuit, sa demeure,

Alors qu’un vent frais y pénètre, dissipant la chaleur du jour.

L’hôte, pour reprendre ses esprits, se promène au grand air en regardant le fleuve céleste3,

En admirant les étoiles, en parcourant des yeux le firmament ;

Puis il se dit : ma cave renferme toujours un bon nombre d’amphores ;

Qui donc m’empêcherait de m’enivrer encore demain !

1. Le meou, mesure agraire, est de deux cent quarante pas de long sur un pas de large, et le pas est long de cinq pieds (Mémoires concernant les Chinois).

2. Les Chinois parfument leur vin avec un grand nombre de fleurs. Ce vin n’étant le plus souvent qu’une sorte d’eau-de-vie prend facilement tous les arômes. (Voir n. 3, p. 205.)

3. La Voie lactée.

Thang-han-king

n° 88.

La statue de la Tisseuse céleste1

Un bloc de pierre, sur les bords du lac Kouèn-ming2,

Porte, depuis mille automnes, le nom de la Tisseuse céleste.

La blanche statue, qui nous représente cette belle étoile,

Se mire dans les eaux du lac, où son image se balance doucement.

Le flot qui lave sa robe en a bordé la jupe de mousse verte ;

Il frappe incessamment la pierre, imitant le bruit d’une navette en mouvement.

Ses cheveux épais font penser aux nuages de la montagne ;

Ses sourcils arqués, au croissant de la nouvelle lune.

Le sourire règne sur son visage, pareil à la fleur épanouie du nénuphar ;

Comme elle n’a point de vie, les oiseaux ne la redoutent pas ;

Et toujours immobile devant le clair miroir des eaux limpides,

Elle passe les siècles à s’y regarder.

1. Les Chinois ont donné le nom de Tisseuse céleste (voir n. 23, p. 246) à l’étoile Véga, [alpha], de la constellation que nous appelons la Lyre. Ils la représentent sous la forme d’une jeune femme, la navette à la main, lorsqu’ils veulent la personnifier. Voici ce que raconte à son sujet un ancien recueil de fables mythologiques : je dois cette communication à l’obligeance de M. Stanislas Julien :

« A l’orient du fleuve céleste (la Voie lactée) il y avait une immortelle, qui était nièce de l’empereur du ciel. Elle excellait dans les travaux de son sexe. Elle tissait sur son métier les nuages de diverses couleurs, qui sont les vêtements du ciel.

« L’empereur du ciel eut pitié de son isolement ; il lui fit traverser le fleuve, et la maria au pasteur (Kien-nieou), qui se trouvait sur la rive méridionale. Après son mariage, elle cessa de tisser. L’empereur du ciel en fut irrité, et, la renvoyant à l’orient du fleuve céleste, il ne lui permit plus de se réunir à son époux qu’une fois par an, la septième nuit de la septième lune. »

Pour le pasteur (Kien-nieou), voir plus haut, n. 4, p. 326.

2. Voir n. 22, p. 246.

Ouang-leng-jèn

n° 89.

Sur un vieil arbre
couché au bord de l’eau sur le sable du rivage1

Ce vieil arbre, couché au bord de l’eau, sur le sable du rivage,

Il était abattu et flétri, depuis bien des années et bien des mois :

Montrant, parmi la vase et les cailloux, ses racines dénudées,

Au lieu d’élever, jusqu’aux nues, ses rameaux vigoureux du temps passé.

La mousse était, au printemps, son unique verdure,

La neige lui apportait, l’hiver, les seules fleurs dont il pût se couvrir2.

S’il ne se fût point trouvé sur la route étoilée du ministre des Han,

Qui jamais eût fait de lui le bateau des Immortels 3 ?

1. Cette composition ayant valu à son auteur le premier rang dans un examen littéraire, il ne sera pas sans intérêt d’en faire l’analyse, et de chercher son genre de mérite aux yeux des Chinois.

Rapportons d’abord une légende, indispensable à bien connaître avant de rien examiner :

On raconte que l’empereur Han-vou-ti, de célèbre mémoire, voulut savoir où le fleuve Jaune prenait sa source, et fit partir une expédition, sous la conduite d’un haut dignitaire de l’Empire, avec ordre de remonter le cours du fleuve aussi loin qu’il serait possible de pénétrer. L’expédition navigua longtemps, traversant successivement des provinces soumises, puis des régions inconnues jusqu’alors ; un jour vint où les barques qui la portaient se virent dans l’impossibilité de remonter davantage, en raison du peu de profondeur des eaux ; le lit du fleuve devenait de plus en plus large à mesure qu’il perdait de sa profondeur ; et cependant aucune source n’apparaissait.

Dans cette situation difficile, l’envoyé de l’empereur des Han aperçut couché sur le sable, au bord de l’eau, le tronc d’un vieil arbre abattu par les années ; il le fit creuser, s’en servit comme d’une pirogue et s’efforçait d’avancer par d’étroits passages, entre de grands îlots de sable blanc, lorsqu’un homme qui conduisait un bœuf, s’étant montré tout à coup sur la rive, au commencement d’une nuit très claire, il s’empressa de l’interroger : « Par quels moyens pourrai-je continuer ma route jusqu’aux sources de ce large fleuve ? Quel est le souverain de ce pays ? Où sommes-nous, enfin ? lui demanda-t-il. Vous ne pouvez aller plus loin. Le maître de ces régions est le vôtre comme le mien, répondit l’homme au bœuf. Retournez donc auprès de celui qui vous envoie. S’il désire savoir le nom du pays où vous m’avez rencontré, qu’il mande près de lui l’astronome Hien-kiun-ping ; il vous suffira de lui dire quel jour et à quelle heure je vous ai parlé, pour qu’il le lui apprenne à l’instant. »

L’envoyé de l’empereur chinois voulut adresser à l’inconnu quelques questions nouvelles, mais elles demeurèrent cette fois sans réponse, et, dans le même moment, le courant des eaux devint si violent qu’il entraîna la pirogue à la dérive, jusqu’à l’endroit où les navigateurs avaient amarré leurs embarcations. Ils tinrent conseil, jugèrent leur mission remplie, et s’en revinrent auprès de Vou-ti, à qui tout fut raconté. Celui-ci ne manqua pas de faire appeler sur-le-champ l’astronome désigné, lequel, en effet, déclara qu’à la date précise dont il s’agissait, il avait observé sur les bords du fleuve céleste (la Voie lactée) une petite étoile d’une marche insolite, qui s’était montrée durant plusieurs nuits, s’était approchée du conducteur de bœufs (Kien-nieou, voir n. 4, p. 326), puis avait disparu. On en tira cette conclusion que le fleuve Jaune (Hoang-ho) était la prolongation du fleuve céleste (Tien-ho), puisque cette petite étoile ou comète, désormais connue sous le nom de Barque des immortels, devait être le vieil arbre de ces régions sublimes, transformé en pirogue par l’envoyé de l’empereur.

J’ajouterai en passant, comme un indice de quelques faits réels qui peuvent se trouver mêlés à cette absurde fable, que, suivant un ancien ouvrage intitulé : Khé tchi king youen (le miroir des origines), l’envoyé de Vou-ti rapporta de son voyage le raisin, les noix, l’ail et la grenade, inconnus jusqu’alors dans l’Empire chinois.

Arrivant maintenant à l’examen de la pièce de Ouang-leng-jèn : je remarque d’abord qu’elle appartient au genre de compositions nommées paï-lu, particulièrement employées dans les concours, et dont je rappellerai succinctement les lois.

Dans les concours littéraires, le sujet en est choisi par les examinateurs, et l’énoncé de ce sujet, tel qu’ils le donnent aux candidats, doit servir de titre à la pièce.

Trois strophes, de quatre vers chacune, sont le cadre adopté pour la composition.

La première strophe doit réfléchir le titre, suivant l’expression consacrée, et l’on regarde comme un artifice habile d’y faire entrer quelques-uns des caractères mêmes dont le titre est formé.

La seconde strophe, tout en étant le développement de la première, sert à préparer la conclusion que se propose d’amener l’auteur.

Plus la pensée finale aura d’inattendu, plus on lui trouvera de grâce, pourvu cependant qu’elle soit amenée naturellement. On peut ébaucher dès la seconde strophe la transition que les Chinois appellent le tournant, et qui est le passage du sujet donné à l’application qu’en fait le poète ; mais, par cela même qu’il sera difficile d’enfermer cette transition, avec la conclusion, dans les vingt caractères de la dernière strophe (quatre vers de cinq mots chacun), on tient naturellement pour un mérite de savoir le faire.

Ici l’auteur a pris le titre tout entier, sans y changer un mot, pour en faire le premier vers de sa pièce. Cet artifice lui permet de réduire la première strophe à deux vers, licence autorisée, mais à la condition de réduire aussi la strophe finale à cette mesure, ce qui sera, nous venons de le voir, d’une assez grande difficulté.

La seconde strophe a développé la première sans laisser entrevoir la conclusion. Elle offre une parfaite concordance dans le parallélisme des expressions.

La dernière enfin, que l’auteur a volontairement réduite à dix caractères, tout en se réservant d’y enfermer tout à la fois la transition et la conclusion, se termine par une pensée très naturellement amenée, complètement inattendue, et qui joint au mérite de l’allusion historique, toujours estimée des Chinois, celui de comporter une flatterie assez adroite, à l’adresse du président des concours.

Plus d’un lecteur sourira sans doute à la lecture d’une pareille analyse, et mon dessein, qui est d’exposer l’art et le mécanisme des vers chinois, n’est point de combattre ici cette impression. Il faudra cependant, si l’on désire se faire une idée juste du véritable caractère de ces pièces de concours, des qualités qu’on leur demande et des obstacles qu’on y sème, ne pas oublier que la langue écrite étant un instrument à part, essentiellement conventionnel, il en est un peu des difficultés qu’on sait vaincre en le maniant, comme de celles qu’il faut surmonter pour jouer certains morceaux de musique, destinés à faire apprécier la force des exécutants.

2. Des flocons de neige s’appellent en chinois siouè hoa (fleurs de neige).

3. « Il compare le président de l’Académie des Han-lin (le juge du concours) à ce ministre de Han-vou-ti qui navigua sur le fleuve céleste ; il se compare lui-même au vieil arbre abattu par le temps.

« Si ce vieil arbre n’avait pas attiré l’attention du sublime envoyé de l’empereur, jamais il n’eut été tiré du limon, jamais il n’eut été connu de la postérité. » (Commentaire chinois.)

Li-y

n° 90.

Le poète passe une nuit d’été
sous les arbres1

Etendu sous les grands arbres, où je trouve un refuge contre l’accablante chaleur,

Je contemple les nuages blancs, répandus sur l’azur du ciel :

Cette situation m’enchante ; mon cœur est ouvert à la joie ;

Je sens d’ailleurs, dans mes idées, l’influence d’un vin généreux.

La lune brille de tout son éclat ; une tiède rosée me pénètre ;

Le silence de la nuit n’est troublé que par le murmure de la source et le frémissement des bambous.

Un vent frais se joue dans mes longues manches, et se glisse sous ma robe de soie ;

L’immense bien-être que j’éprouve, qui jamais pourrait l’exprimer !

1. L’auteur de ces strophes avait été durant plusieurs années gouverneur d’une ville importante, puis il avait tout à coup renoncé à la vie politique, pour disposer librement de ses loisirs. Il m’a paru curieux, comme trait de mœurs, de montrer l’usage qu’il en faisait.

Tchang-oey

n° 91.

En bateau et la tasse en main

Comment, par une belle nuit, se lasser de jouir du clair de lune, sur les eaux du lac !

Comment, par un beau jour, se lasser de parcourir la montagne, sur le bord du lac !

Ma coupe se remplit toujours d’un vin qui réjouit ma vue,

Mon cœur se vide peu à peu des dix mille tracas qui s’y étaient logés.

Notre hôte compte ses mesures de grain par centaines1,

Il a du vin en abondance, gardons-nous bien de l’épargner.

La joie convient à des amis qui se rencontrent,

Comme la tristesse convient à ceux qui ne sont plus réunis que par le souvenir.

1. Nous avons vu plusieurs fois déjà que le vin chinois se fait généralement avec du grain.

Tsien-ki

n° 92.

Souvenir de l’Antiquité
évoqué par une longue nuit d’automne1

La Voie lactée brille dans un ciel d’automne, et le grésil voltige en parcelles de jade ;

Le vent du nord emporte les parfums du nénuphar.

Une jeune femme concentre ses pensées. Elle dévide de la soie, aux lueurs affaiblies de sa lampe solitaire ;

Elle essuie des larmes ; elle trouve bien longues et bien froides les heures de veillées que marque sa clepsydre.

Les nuages purs, qui courent sur l’azur céleste, passent seuls devant sa demeure.

La lune est le seul hôte du pavillon, où l’on n’entend que le croassement des corbeaux et le cri des oies sauvages.

Quelle est-elle donc cette jeune femme qui brode sur son métier l’oiseau youèn2 ?

Qui s’abrite à grand’peine dans ses rideaux de soie, derrière son paravent incrusté de nacre,

Et qui, de sa chaste fenêtre, regarde tristement tomber les feuilles ?

Quelle est-elle cette jeune femme qu’il faut plaindre, qui souffre, et que personne ne soutient dans son isolement ?

1. Cette pièce nous offre à la fois le spécimen d’une forme d’origine antique, remise en usage à l’époque des Thang, et d’un genre d’énigme toujours en faveur chez un peuple, où chacun est désireux de montrer son érudition.

Deux strophes, de quatre vers chacune, dont la seconde doit être le développement de la première, et que doivent séparer et relier tout à la fois deux vers appelés le cadenas, en style prosodique, lesquels doivent former du reste à eux seuls un sens complet, tels sont les règles dont le Souvenir de l’Antiquité évoqué par une longue nuit d’automne nous présente l’application.

Quant à l’énigme, toujours basée sur quelque souvenir historique, elle consiste à deviner, d’après la peinture tracée par le poète, à quelle légende ou à quelle chronique il a prétendu faire allusion.

Les commentateurs chinois s’abstiennent de tout éclaircissement à l’égard de cette épouse fidèle que Tsien-ki nous montre brodant l’oiseau youèn sur son métier, et ce n’est point à moi qu’il appartiendrait de risquer ici mes propres conjectures. Il est probable, du reste, que, dans le choix calculé des rimes et des expressions, l’auteur a dû employer un ou plusieurs caractères de nature à mettre sur la voie le lecteur érudit, en lui remémorant quelques passages d’un ancien texte. On a pu voir déjà (p. 136, n. 9, et p. 140, n. 9) des exemples de ce genre d’artifice, tout à fait dans le goût chinois.

2. Voir, pour l’intelligence de cette allusion, n. 2, p. 149.

Pe-lo-yé

n° 93.

L’isolement

C’est en isolant son corps du monde qu’on se prépare à en isoler son esprit.

Je vais seul. Je m’enivre de la contemplation du ciel bleu, de la lune brillante et des étoiles sans nombre.

Mes oreilles se sont fermées. J’ai perdu la notion de la distance et du temps.

J’ai oublié que je portais dans ma manche plusieurs onces d’or, et je les ai laissées tomber sur le chemin.

Voyant que j’étais devenu indifférent à la possession de l’or jaune, des courtisanes sont accourues et ont déployé autour de moi leurs séductions ;

Mais mon esprit avait franchi les pics neigeux et les nuages froids ; il était déjà perdu dans les régions élevées.

Voyant que je demeurais immobile, des insectes cruels ont attaqué ma peau et déchiré ma chair ;

Mais mon esprit était si loin que mon corps était devenu insensible à la douleur comme à la volupté.

Que n’ai-je atteint à la perfection et à la pureté des sages ! mon esprit se serait détaché de mon corps comme la flamme se détache du flambeau quand le vent l’emporte ;

Et, laissant ce corps inerte, il ne serait plus revenu.

Tsoui-min-tong

n° 94.

S’enivrer au milieu des fleurs

Une année, encore une année dont le printemps s’écoule ;

En cent années à peine se voit-il un homme de cent ans.

Combien de fois nous sera-t-il donné, comme aujourd’hui, de nous enivrer au milieu des fleurs ?

Ce vin coûterait son pesant d’or qu’il n’en faudrait pas regretter le prix.

Han-ouo

n° 95.

Imitation de Tsoui-kouè-fou1

La lune éclaire silencieusement la cour intérieure ;

Les fleurs du haï-tang2 s’effeuillent d’elles-mêmes ;

J’incline la tête, je fixe un regard distrait sur les marches du perron,

Où passent et se meuvent les ombres de la balançoire, que le vent tourmente.

La fraîche humidité du printemps m’a saisie, au fond de mes rideaux de soie ;

Ma chambre solitaire est froide ; je m’attriste et ne puis dormir.

J’entends, durant la nuit, venir la pluie, qui tombe avec bruit dans l’étang ;

Hélas ! mon petit bateau sera mouillé. Comment ferai-je, demain, pour cueillir des fleurs de nénuphar3 ?

1. Cette composition est interprétée différemment par les commentateurs.

L’intention du poète, nous dit l’un d’eux, ordinairement le plus lucide, est de mettre en lumière la pure simplicité de cette jeune fille, qui, par une nuit de printemps, n’aperçoit sur les marches de son escalier d’autres ombres que celles de la balançoire, et se préoccupe uniquement, dans son insomnie, du petit bateau qui sera mouillé. Il intitule sa pièce : Imitation de Tsoui-kouè-fou, parce que ce personnage avait émis, sur les qualités désirables dans une jeune fille, des idées qu’il partageait complètement.

J’ajouterai toutefois que ces idées sont en désaccord avec celles de la plupart des poètes et des romanciers chinois, plus disposés en général à vanter la jeune fille lettrée, qui sait par cœur l’histoire ancienne et qui compose en prose et en vers.

Ces deux façons d’imaginer un idéal féminin paraîtront sans doute également étranges, mais, dans un tableau de la société chinoise, cette esquisse aura peut-être sa valeur.

2. Pyrus japonica, suivant Bridgman.

3. Littéralement : La pluie va mouiller le petit bateau à cueillir des fleurs de nénuphar. Cueillir des fleurs de nénuphar fut, dès l’Antiquité, l’un des passe-temps favoris des jeunes Chinoises, qui possèdent parfois de petits bateaux construits tout exprès pour prendre ce plaisir. La pensée que j’ai cru devoir compléter dans ma traduction ressort d’elle-même dans le texte chinois.

Kheng-tsin

n° 96.

Les oiseaux s’envolent
et les fleurs tombent

A l’aurore d’une matinée de printemps, les oiseaux, arrivant par volées,

S’abattent dans le parterre en fleurs, devant le pavillon de mon tranquille jardin.

A peine sont-ils posés, que l’ouvrage de la nuit les effraie ;

Ils partent brusquement, tous ensemble, non moins destructeurs que la nuit.

Le battement de leurs ailes a détaché bien des pétales ;

Le vent, qui entrechoque les tiges, maltraite aussi mes pauvres fleurs.

Des nuages de toutes couleurs voltigent sur les degrés du perron ;

Il semble qu’il soit tombé de la neige rose, comme au séjour des immortels.

Les oiseaux partis, le chant cesse ;

Les pistils et les étamines jonchent le sol, flétris et dispersés.

De la terrasse du pavillon j’ai contemplé longuement ce spectacle.

Ne sommes-nous pas souvent prodigues du temps où nos années sont en fleurs ?

Taï-cho-lun

n° 97.

Dans une hôtellerie,
le dernier soir d’une année qui s’accomplit

Qui s’intéresse à moi dans cette hôtellerie ? Avec qui pourrais-je échanger quelques mots ?

Une lampe froide, voilà mon unique compagnie.

Cette nuit même, une année de plus doit s’accomplir,

Et j’ai parcouru mille lieues, et je ne revois pas encore mon pays.

Seul avec mes soucis, je passe en revue ma vie entière ;

N’est-il pas risible et attristant tout à la fois que notre misérable corps ne puisse tenir en place ?

Mon visage est chagrin, les cheveux de mes tempes grisonnent,

Et demain commence la nouvelle année, et c’est ainsi que je vais accueillir le nouveau printemps.

Bien des années déjà se sont écoulées, sans me laisser le cœur satisfait.

Que faut-il espérer de celle qui commence ?

Parmi les anciens compagnons de ma jeunesse et de mes loisirs,

Quelques-uns ont atteint ce qu’ils poursuivaient : mais combien la mort en a-t-elle surpris !

Désormais, je veux que le repos soit le but vers lequel tous mes désirs se concentrent ;

Je veux renoncer aux fatigues vaines, pour obtenir du moins la longévité.

La beauté du printemps n’a point d’âge ; elle est, elle sera toujours la même ;

J’en jouirai dans ma pauvre demeure, autant qu’un prince dans son palais.

POÉSIES DE L'ÉPOQUE DES THANG traduites du chinois et présentées par le Marquis d'HERVEY-SAINT-DENYS
I. 1. Introduction ; 2. Antiquité ; 3. Pré Thang ; 4. Thang ; II. 1. Langue ; 2. Prosodie ; 3. Stylistique ; 4. Conclusion
Poésies de Li-taï-pé, Thou-fou, d'auteurs connus, d'auteurs moins connus.
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