POÉSIES DE
L'ÉPOQUE
DES THANG
I.
1. Introduction
2. Antiquité
3. Pré Thang
4. Thang
II.
1. Langue
2. Prosodie
3. Stylistique
4. Conclusion
Poésies de
1. LI-TAÏ-PÉ,
2. THOU-FOU,
3. AUTRES,
4. AUTRES 2.
traduites du chinois et présentées
par le Marquis d'Hervey-Saint-Denys
Les premiers procédés de la prosodie chinoise – La versification et la musique – Sous les Tchang et les Tcheou – Cette prédilection marquée des poètes chinois pour leurs vers de cinq mots – L'esprit de méthode et de symétrie – Parallélisme – Le quatrain tsué-kéou – Deux tons principaux.
On verra maintenant, et c’est le caractère particulier de la prosodie chinoise, qu’elle a cherché à s’approprier tout à la fois les deux genres de beauté qui pouvaient procéder de ces deux langages, la musique qui charme l’oreille et la peinture qui frappe les yeux. Tandis que les prosodies européennes se bornent à réglementer la partie mécanique du vers, sa charpente matérielle pour ainsi dire, les lois de la prosodie chinoise atteignent la partie intellectuelle, l’âme même de la composition, puisque indépendamment des exigences euphoniques, elles imposent certaines conditions de parallélisme aux caractères, considérés dans leur valeur idéographique et dans le rôle grammatical qui leur est assigné.
Cette individualité remarquable des mots et des caractères chinois, dans leur monosyllabisme ou dans leurs proportions uniformes, dans le langage de même que sur le papier, frappe d’autant plus vivement l’oreille et la vue que les mots, comme les caractères, sont également invariables et indéclinables, ainsi que je l’ai dit plus haut ; devenant tour à tour verbes, substantifs, adjectifs, adverbes, suivant leur position relative.
On sent déjà que les inversions seront à peu près impraticables dans la langue chinoise ; mais si l’on se représente des vers, tous parfaitement égaux, dont chaque mot est un pied comme chaque pied est un mot, dont chaque caractère se détache à sa place comme un soldat à son rang, on se figurera quel rôle peut jouer la physionomie de certains caractères au milieu d’une composition poétique ; quels effets naîtront du parallélisme des phrases et de la correspondance des périodes ; quelle force les oppositions ou les rapprochements pourront tirer de ce système graphique, sans analogue, je crois, dans aucun pays.
Pour reconnaître, dès leur origine, les premiers procédés de la prosodie chinoise, on doit soumettre à l’analyse divers morceaux qui se recommandent, les uns par l’authenticité parfaite de leur source, les autres par la haute antiquité que leur accordent les Chinois.
Les odes des Chang, dont il a été question plus haut en parlant du Chi-king, nous offrent les plus anciens vers auxquels une date certaine puisse être assignée. (Cette date, nous l’avons dit, remonte au XVIIIe siècle avant J.-C.) Les Chinois toutefois ne les regardent point comme les plus antiques monuments de leurs poésies ; ils estiment de beaucoup antérieurs les chants que le Chou-king met dans la bouche de Chun et de ses ministres, et deux chansons qui, selon le Sse-ki, seraient contemporaines du même empereur. Si la critique est en droit de contester l’authenticité de ces trois fragments, quant à leur origine historique, et de penser qu’ils ne reçurent que postérieurement aux souvenirs qu’ils retracent la forme poétique sous laquelle la tradition les a conservés, on ne peut cependant leur refuser une antiquité très haute et l’opinion unanime à cet égard de tous les lettrés de la Chine doit être assurément d’un grand poids.
Il existe du reste de telles analogies dans la facture de ces divers morceaux, que la question de leur priorité relative n’est que d’une importance secondaire, au point de vue de l’analyse prosodique. Examinons-les donc suivant l’ordre qui leur est assigné par les Chinois eux-mêmes, toutes réserves étant faites sur le point que je viens de signaler.
La pièce du Chou-king se compose de six vers :
Kou kong hy tsaï, | Quand les jambes et les bras se meuvent bien, |
Youen cheou ky tsaï, | La tête se maintient droite, |
Pe kong hy tsaï. | Et tout ce qui fonctionne fait
son devoir. |
(Les bras et les
jambes désignent ici les ministres ; la tête représente l’empereur.) |
L’empereur est supposé faire cette improvisation en présence de ses ministres. L’un d’eux lui répond sur le même rythme :
Youen cheou ming tsaï, | Si le chef est éclairé, |
Kou tsang leang tsaï, | Les bras et les jambes s’acquittent bien de leurs fonctions, |
Chu sse kang tsaï. | Et toutes les affaires prospèrent. |
Deux choses seront tout d’abord remarquées :
1° L’égale quantité de mots ou pieds dont chaque vers est formé.
2° Le retour du monosyllabe tsaï à la fin de chacun d’eux.
Les vers de quatre pieds, abandonnés presque entièrement depuis l’avènement des Thang, furent ceux dont les Chinois firent originairement usage. Ils sont en immense majorité dans le Chi-king, où les vers d’une mesure plus longue ou plus courte (on en rencontre de trois pieds seulement) ne se montrent guère qu’incidemment.
Quant au monosyllabe tsaï, que nous aurons l’occasion de revoir souvent, son rôle est d’autant plus remarquable ici que, n’ayant pas lui-même d’autre valeur que celui d’une interjection euphonique, il trahit instinctivement le besoin de la rime dès les premiers essais de versification.
Les sons hy, ky, hy, placés à la pénultième des trois premiers vers sembleraient déjà, pour notre oreille, constituer une rime qui rendrait la particule tsaï surabondante. Dans ce second tercet il y aurait bien aussi quelque rapport de consonance entre les mots ming, hang, kang, grâce à la nasale ng ; mais les Chinois n’en jugent pas ainsi ; ils regardent cette pièce comme dépourvue de rimes, en ce qu’elle ne rime qu’au moyen de la particule tsaï, et nous devons d’autant plus respecter leur opinion traditionnelle à cet égard que la prononciation d’un grand nombre de mots s’étant beaucoup modifiée depuis tant de siècles, les similitudes que nous remarquons aujourd’hui ont pu ne pas exister autrefois. [Cette intéressante et difficile question des prononciations antiques vient d’être, pour M. Léon de Rosny, le sujet d’un travail important, auquel l’Académie des Inscriptions a décerné le prix Volney. M. de Rosny a trouvé, dans l’étude de plusieurs langues de l’Asie orientale, des éléments de comparaison qui l’ont mis sur la voie de précieuses découvertes. Bien que l’ouvrage soit encore inédit, j’ai dû à l’obligeance de l’auteur de pouvoir y chercher plus d’une fois l’explication de certaines rimes anciennes, incompatibles avec les prononciations modernes, et les résultats obtenus m’ont paru très remarquables. En voyant du reste, dans ce livre, quelles modifications radicales les prononciations antiques ont souvent subies, on appréciera mieux de quel avantage a été pour les Chinois cette immuable idéographie de leurs caractères, qui permet aux textes écrits de traverser des siècles durant lesquels la langue parlée s’altère et se transforme sans rien perdre pour cela de leur charme et de leur clarté.] Ce qui demeure nettement établi, c’est que la pièce considérée par les Chinois comme essentiellement primitive, la seule à laquelle ils ne trouvent point de rimes, offre cependant la trace évidente du désir de terminer chaque vers par un même son ; il est donc certain que, régulière ou non régulière, la rime a fait de tout temps partie constituante des vers chinois.
De tout temps aussi la versification et la musique furent deux sœurs inséparables aux yeux des poètes de la Chine. Le Chou-king dit que l’empereur chanta les vers qu’il improvisait et que son ministre Kao-yao lui répondit en l’imitant. Ce sont également des chansons que le Sse-ki nous conserve ; les odes des Chang et des Tcheou avaient leur musique sacrée. Thou-fou et Li-taï-pé chantaient leurs vers. La même coutume règne encore aujourd’hui chez les poètes modernes ; certains airs nationaux, consacrés par l’usage à l’expression de tel ou tel ordre de sentiments et d’idées, se transmettent ainsi de générations en générations depuis l’Antiquité. [Voici le langage que le Chou-king fait tenir à Chun : « L’empereur dit, adressant la parole à son intendant de la musique : Je vous charge de présider à la musique ; enseignez-la aux fils des grands, pour leur apprendre à allier la droiture avec la douceur, l’urbanité avec la gravité, la bonté avec le courage, la modestie avec le mépris des vains amusements. Les vers expriment les sentiments de l’âme ; le chant passionne les paroles ; la musique module le chant, l’harmonie unit toutes les voix et accorde avec elles les divers instruments. Les cœurs les moins sensibles sont touchés, les hommes vivants s’unissent alors aux esprits. » (Chou-king, chap. « Chun-tien », trad. du père Ko, dans Mémoires concernant les Chinois, t. I.)]
Cette observation en appelle une autre qui se place trop naturellement ici pour que j’attende davantage à la produire, c’est que les vers chinois étant formés d’un certain arrangement de monosyllabes qu’on ne peut faire à volonté longs ou brefs, puisque le sens qu’on y attache dépend précisément de leur accentuation, il serait impossible de transporter comme chez nous les paroles d’un air sur un autre sans tenir compte de la valeur relative de chacune des notes musicales et de chacun des mots de la langue qui s’y trouveraient associés. [Il en est de même dans la langue siamoise.] Les Chinois rangent les nuances si délicates de leur prononciation en deux classes principales : le ton ping, égal, littéralement uni ; et le ton tse, modulé, qui tantôt veut que la voix traîne, tantôt exige au contraire qu’elle jette rapidement un son net et saccadé. Le sens de chaque monosyllabe n’étant déterminé que par l’accentuation qu’on lui donne, on comprend combien serait incompatible, par exemple, l’union musicale d’un mot bref avec une note d’une haute valeur. De cet accord indispensable il est résulté ce fait curieux qu’à diverses époques, et dans plusieurs provinces, certains airs populaires sont devenus tout à la fois des rythmes prosodiques et musicaux, de telle sorte qu’il suffit parfois d’analyser attentivement la structure d’une ancienne pièce pour reconnaître son origine ou l’air sur laquelle on a pu la chanter [le nombre des airs chinois est très limité]. Ce rôle important des tons dans la poésie devant être développé plus loin, j’arrête une digression déjà bien longue et je reviens aux deux chansons antiques dont il a été question plus haut.
Elles sont composées de vers de quatre pieds disposés par strophes de quatre vers.
L’une de ces pièces, qui mérite particulièrement d’être citée, se termine par un cinquième vers d’une autre mesure que ceux de la strophe régulière, lequel correspondait probablement à quelque phrase musicale jetée à la fin du morceau sur un rythme différent. C’est un mode de composition qui se rencontre très fréquemment dans les chansons de l’Antiquité.
L’empereur Yao, dit le Sse-ki, se promenant un jour dans la campagne, aperçut des vieillards qui lançaient le jang [Le jang, ou ki-jang, était un très ancien jeu, consistant en deux pièces de bois taillées en forme de soulier, dont l’une était placée par terre et l’autre demeurait entre les mains du joueur. Il fallait, d’une distance de trente à quarante pas, savoir lancer le jang qu’on avait gardé, avec assez d’adresse pour le faire entrer dans celui qui était resté par terre et qui servait de but] et qui chantaient joyeusement ce qui suit :
Ji tchu eul tso ; | Quand le soleil se lève, je me mets au travail ; |
Ji ji eul si. | Quand le soleil se couche, je me livre au repos. |
Tso tsing eul yn ; | En creusant un puits, je me suis procuré de quoi boire ; |
Keng tien eul chi ; | En labourant mon champ, je me procure de quoi manger. |
Ty li ho yeou yu ngo tsaï ? | Pourquoi l’empereur se préoccuperait-il de moi ? |
La particule tsaï avait-elle ici quelque relation d’euphonie avec la rime du quatrain, c’est ce que la difficulté de bien connaître les prononciations primitives ne permet guère d’établir ; mais notre attention devra se fixer sur une particularité plus intéressante : la présence de la rime aux second et quatrième vers du quatrain avec une identité parfaite de ton et d’accent, du moins suivant la prononciation encore actuellement en usage, le même accord de ton et d’accent entre les deux vers dispensés de la rime, et enfin l’alternance des tons ping et tse dans les désinences successives des quatre vers.
L’ensemble de ces combinaisons prosodiques est précisément celui qui fut universellement adopté sous les Thang, après d’autres essais de toute sorte, et celui qui a définitivement prévalu. N’est-il donc pas étonnant de trouver ainsi réunis, dès le point de départ, tous les éléments essentiels de la versification chinoise ancienne et moderne ? N’est-il pas curieux de pouvoir remarquer, au sujet de la prosodie des Chinois, ce qu’on a signalé si souvent à l’égard de leurs institutions et de leurs coutumes : une tendance instinctive à retourner toujours vers la source, à préférer toujours pour modèle ce que la tradition place le plus loin ?
La construction des odes et de leurs strophes ne présente pas assez d’unité sous les Tchang et sous les Tcheou pour qu’on puisse y soupçonner l’observation de règles fixes. La même rime se montre parfois à la fin de chaque vers durant une assez longue tirade. Ailleurs, chaque strophe amène un changement de rime, ou bien c’est la répétition d’une sorte de refrain qui fait à elle seule tous les frais d’harmonie. La mesure de quatre pieds, qui domine, n’empêche point l’intercalation de vers plus longs ou plus courts. Quantité, facture, division des pièces, tout est irrégularité. Les chants populaires conservés dans le Chi-king, d’immenses recueils de poésies de tous les siècles postérieurs à celui de Thsin-chi-hoang-ti, offriraient d’inépuisables matériaux à qui voudrait connaître toutes les combinaisons qu’imaginèrent successivement les poètes, afin d’utiliser les ressources prosodiques que l’on vient de voir ; mais une analyse détaillée des procédés de versification de tant de siècles, durant lesquels la langue s’est modifiée sensiblement, de tant de provinces, où les prononciations ont varié sans que l’orthographe idéographique en porte la moindre trace, exigerait pour un Européen des recherches bien périlleuses, comme aussi des développements qui excéderaient assurément les bornes de cette étude. Je me bornerai donc à relater dans leur ordre chronologique les faits les plus saillants que j’ai pu recueillir sur l’histoire de la prosodie, depuis cette époque reculée jusqu’à celle à laquelle appartiennent les poésies dont je donne aujourd’hui la traduction.
La mesure de quatre pieds, la plus anciennement en usage, fut longtemps la seule adoptée pour les odes et les chants d’une forme régulière, ainsi que je l’ai dit plus haut. Les chansons du Koue-fong elles-mêmes offrent souvent des strophes entières composées sur ce rythme, mais elles fournissent plus fréquemment encore l’exemple de couplets où l’irrégularité règne aussi bien dans le nombre des vers groupés ensemble, que dans le nombre de syllabes dont chacun de ces vers est formé. Quelques pièces, pour la coupe ou pour les caprices de la rime, pourraient se comparer à certaines fables de Phèdre ou de La Fontaine. On y rencontre des vers de trois, de quatre, cinq, six, sept, huit et même neuf pieds, entremêlés et combinés de toutes façons. L’incendie des livres ayant fait disparaître, à l’exception de quelques chansons, les pièces de vers écrites sous les derniers Tcheou et durant les premières années des Thsin, il demeure à peu près impossible de constater à quelle époque les premières strophes en vers de cinq syllabes durent naître du besoin de composer régulièrement sur un rythme moins concis que celui de quatre pieds ; nous voyons toutefois que le poème célèbre de Kiu-yuen [Voir p. 30-31], presque contemporain de ce grand désastre, contient déjà des fragments entiers ainsi disposés. Li-ling et Sou-vou devaient, un demi-siècle plus tard, mettre les vers de cinq mots en grande vogue ; au temps des trois royaumes (IIIe siècle de notre ère), nous les trouvons en possession de la faveur universelle.
On comprend cette préférence qui toujours ira croissant, cette prédilection marquée des poètes chinois pour leurs vers de cinq mots. Certes, avec les habitudes et le mécanisme de nos langues, une mesure de cinq pieds semble d’abord bien précipitée. On entrevoit la pensée bien à l’étroit dans un espace aussi restreint ; mais il faut se souvenir que la langue chinoise est monosyllabique, que chacun de ses mots est une idée, qu’elle n’a ni particules ni désinences, qu’elle vise toujours à la plus extrême concision. Si je prends au hasard quelques alexandrins de Molière et de Corneille, si j’en retire tout ce qui n’est pas strictement nécessaire à l’expression de la pensée, tout ce qui s’y trouve pour la grammaire plutôt que pour le sens rigoureux, combien restera-t-il de mots vraiment essentiels après un pareil dépouillement ? Très rarement davantage que n’en contient un de ces vers chinois. Peut-être même serait-il facile de démontrer qu’affranchis de l’emploi de nos auxiliaires et de tous nos termes parasites, les Chinois condensent parfois en cinq syllabes des phrases que l’on aurait peine à faire entrer dans un de nos plus longs vers. [La plupart des pièces chinoises que j’ai traduites, et notamment la première du recueil (A Nan-king), sont en vers de cinq mots, et c’est toujours vers par vers que j’en ai donné la substance ; il sera donc facile au lecteur d’apprécier ce que renferme, en général, un vers chinois.]
La brièveté des vers de cinq mots n’est donc qu’apparente, et M. Davis est en désaccord avec plusieurs écrivains chinois, quand il regarde la mesure de sept pieds comme étant la plus favorable aux ressources de leur langue. « Les vers de quatre mots sont les plus simples, dit Han-yu-ling, mais ils sont trop serrés ; ceux de sept mots sont trop lâches et trop délayés ; la confusion y est facile et le pléonasme à redouter. Les vers de cinq mots sont les meilleurs ; aussi depuis les Han jusqu’à nos jours ont-ils toujours été préférés. » [Han-yu-ling vivait à la fin du XVIIe siècle. L’empereur Kien-loung, qui monta sur le trône en 1736, et qui écrivit plusieurs poèmes, composait surtout en vers de sept pieds. Son goût peut certainement avoir influé sur celui des lettrés modernes, dont M. Davis se fait l’écho.]
Les auteurs chinois que j’ai consultés s’accordent à regarder l’emploi régulier des vers de sept mots comme de beaucoup postérieur à celui des vers d’une mesure plus courte, sans préciser, non plus que pour ceux de cinq mots, l’époque à laquelle l’usage en peut remonter ; mais ils attribuent au roi de Tchou, Hiang-yu [Hiang-yu périt l’an 202 avant notre ère. Son histoire est rapportée dans une note, p. 329], la composition du premier quatrain, de ceux qu’on nomme Tsué-keou, et les vers de ce quatrain sont de sept syllabes. Vaincu par son compétiteur à l’Empire dans une bataille décisive, poursuivi de près par ses ennemis et voyant tomber son cheval de lassitude, Hiang-yu, prêt à se couper la gorge avec son sabre, chanta lui-même, disent les chroniques, ce quatrain qu’il improvisait :
Li pa chan | hy ! | khi kaï chi ; |
J’étais de force à soulever une montagne,
hélas ! |
Chi pou li | hy ! | Tsu pou chi, |
Les temps sont devenus malheureux, hélas !
|
Tsu pou chi | hy ! | ka naï ho, |
Tsu ne peut plus courir, hélas ! |
Yu hy ! yu | hy ! | naï jou ho ! |
Yu **, hélas ! Yu, hélas ! |
* C’était le nom de son cheval. |
J’exposerai plus loin les règles relatives aux quatrains appelés tsué-keou ; ici, nous aurons d’abord à faire quelques remarques utiles touchant la rime, une césure nettement indiquée, et aussi l’emploi d’une particule euphonique, hy ! qui fait rimer les hémistiches en marquant le repos du vers.
Cette façon de rimer par distiques et à rimes plates, comme nous dirions en français, sans l’intromission d’aucun vers blanc, constitua l’une des méthodes intermédiaires entre celle dont la plus haute antiquité nous fournit des exemples et celle qui fut définitivement adoptée sous les Thang, à l’imitation du monument primitif que nous avons cité. Durant cette longue période qui s’étend du Ve siècle avant notre ère au VIIe après J.-C., et qui est en quelque sorte le moyen âge de la poésie chinoise, on voit d’ordinaire les poètes s’attacher à la multiplicité des rimes plutôt qu’à leur parfaite justesse ; tendance tout à fait opposée à celle qui devait prévaloir plus tard.
Dans le quatrain que nous examinons, le célèbre Hiang-yu ne se contente point de faire rimer tous ses vers ; il jette encore au milieu de chacun d’eux une particule analogue, comme valeur, au tsaï que nous avons noté plus haut. Ne comportant même pas toujours l’expression de tristesse qui s’attache en français au mot hélas, puisqu’on la rencontre parfois à la fin d’une phrase dont la pensée n’a rien d’affligeant, cette particule avait pour principal objet de satisfaire l’oreille par son retour périodique. La césure qu’elle indique en outre, au quatrième pied, mérite d’autant plus d’être signalée qu’on la retrouvera constamment à la même place, sauf quelques rares exceptions, dans tous les vers chinois de cette mesure.
Une chanson, historique comme le chant de mort de Hiang-yu, et d’une source non moins illustre, viendra confirmer cette remarque en même temps qu’elle fournira matière à de nouvelles observations.
L’empereur Vou-ti, de la dynastie des Han, sous le règne duquel j’ai dit que l’école chinoise du merveilleux s’était surtout développée, fut comme beaucoup d’autres empereurs chinois l’un des poètes les plus féconds de sa cour. Un jour qu’il traversait le fleuve Hoën, entouré de ses officiers et de ses ministres, revenant à sa capitale après avoir accompli dans le Ho-tong un sacrifice prescrit par les rites, il sentit naître en lui la verve, et composa la chanson que voici, connue sous le nom de la Chanson des rames.
Tsieou fong ki, | hy ! | pe yun feï ; |
Le vent d’automne s’élève, ha ! |
Tsao mou ouang lo, | hy ! | ngan nân koueï. |
L’herbe jaunit et les feuilles tombent, ha ! |
Lân yeou so, | hy ! | ko yeou fang. |
Déjà fleurit la plante Lân, ha !
|
Hoay kiaï jin, | hy ! | pou neng ouang. |
Moi je pense à la belle jeune fille, ha !
|
Fan leou tchoen, | hy ? | tsi Hoën ho ; |
Mon bateau flotte doucement, ha ! |
Hoang tchong lieou, | hy ! | yang san po, |
Au milieu de ses rapides eaux, ha ! |
Siao kou ming, | hy ! | fa te ko. |
Au bruit des flots et des tambours,
ha ! |
Youan lo ki, | hy ! | ngaï tsin to. |
Plus vif a été le plaisir, ha ! |
Chao tchoang ki chi, | hy ! | naï lao ho ! |
La force et la jeunesse, combien durent-elles, ha !
|
Les quatre premiers vers de cette pièce sont rimés de la même manière que le quatrain qui précède. Les cinq derniers, divisés en deux strophes, sont pourvus tous d’une rime identique, de telle sorte que la pièce entière ne contient pas un seul vers blanc. Toutes les rimes sont du reste dans le même ton ; l’alternance des tons pour la rime, que nous verrons exigée plus tard, ne devait l’être d’une manière rigoureuse qu’à l’époque où, ne faisant plus rimer qu’un vers sur deux, on voulait du moins satisfaire l’oreille par une combinaison musicale renouvelée des anciens [Voir la chanson citée plus haut, p. 72].
La coupe de cette chanson, en trois strophes ou couplets dont le nombre des vers va toujours diminuant, se rencontre assez souvent dans les poésies antérieures à l’époque des Thang. Le Koue-fong en offre déjà plusieurs exemples ; les poètes contemporains de Vou-ti en font un fréquent usage ; Thou-fou et Li-taï-pé l’ont également pratiquée dans plusieurs de leurs compositions à la manière antique. Mais alors ils devaient se soumettre à l’obligation de faire rimer tous leurs vers et surtout les deux derniers, car chaque couplet devant avoir isolément ses rimes, il est clair qu’il ne s’en trouverait point dans le dernier couplet, formé d’un seul distique, si l’un de ses deux vers demeurait blanc.
L’examen d’un grand nombre de pièces composées sous les Han, les Soung et même sous les Tsin, du IIIe au Ve siècle de notre ère, ne me paraît point fournir d’autres éléments de facture que ceux que l’analyse de cette chanson fait ressortir. La quantité, la césure, la rime surtout, résument toutes les ressources de la versification. Pour la mesure : quatre, cinq ou sept pieds, à de rares exceptions près ; une tendance marquée à composer des morceaux entiers sur le même rythme, au lieu d’entremêler dans une même strophe des vers de toutes les dimensions. Pour la césure, le repos au quatrième pied dans les vers de sept mots, au cinquième dans les vers de huit pieds, peu usités d’ailleurs. Pour la rime, l’abondance préférée à la qualité ; indifférence pour le ton, la consonance étant suffisante. Liberté de composer des pièces entières sur la même rime ; mais obligation pour chaque strophe de renfermer ses rimes en elle-même, quelles que soient d’ailleurs celles de la strophe qui précède ou qui suit.
Une dernière remarque qu’on aura pu faire dans la chanson de l’empereur chinois, c’est la mesure irrégulière du second et du dernier vers qui renferment chacun un pied de trop, huit pieds au lieu de sept. Ces licences sont assez fréquentes chez les poètes antérieurs à l’époque des Thang, et l’on trouve souvent, dans le nombre des vers qui forment les strophes, la même inégalité que dans celui des mots qui composent les vers.
Ce fut pourtant sous les Han, suivant Mo-y-siang, auteur chinois estimé, que se répandit la mode de ces quatrains appelés tsué-keou, dont la tradition voulait que l’origine fût liée si tragiquement à celle de la dynastie. On inventa pour eux des règles sévères, régissant tout à la fois le développement de la pensée, le choix des caractères et la structure des vers. Déjà les rhétoriciens exigeaient qu’on observât certaines méthodes, et qu’on distinguât nettement quatre périodes dans toute composition poétique ; déjà s’introduisait en souverain le goût du parallélisme, soit entre les deux vers d’un distique, soit entre l’exorde et la conclusion d’un morceau. On en vint graduellement à rechercher ce parallélisme non plus seulement de vers à vers, mais de caractère à caractère, avec des exigences inouïes, et de là naquit la singulière théorie des mots pleins et des mots vides dont il sera bientôt question.
Ces distinctions et ces préceptes occupent désormais une assez large place dans la prosodie pour qu’il convienne d’examiner avec quelque détail les théories chinoises à leur égard. L’esprit de méthode et de symétrie qu’on y rencontre aurait moins étonné nos pères, qu’il ne surprendra sans doute aujourd’hui.
Il y a quarante ou cinquante ans, on enseignait encore chez nous que tout discours, sous peine de ne rien valoir, devait renfermer trois ou quatre parties distinctes : l’exorde, l’exposition, l’argumentation, la conclusion, et, si je ne me trompe, on étudie encore dans les collèges un petit livre appelé Conciones, où les discours de Tacite et de Salluste sont ainsi nettement et méthodiquement divisés. Ce travail de dissection, cette décomposition méthodique, nous pourrions, je crois, l’opérer sur presque toutes les pièces chinoises, où l’observation de règles identiques se manifesterait invariablement. Un sujet, un titre étant donné, le poète chinois l’envisage, s’y attache et ne le quitte plus. « La pensée principale, dit un écrivain chinois [Fan-koué], doit être en germe dans les premiers vers. La conclusion doit correspondre rigoureusement au début. Quand vous avez fait dix pas (dix vers), vous devez retourner la tête vers le titre de la pièce afin de ne pas perdre de vue votre sujet. Encore cinq pas (cinq vers), et vous vous arrêtez un peu pour examiner la route derrière vous et pour en détailler les beautés ; puis vous vous remettez en marche, et vous conduisez ainsi le lecteur jusqu’au but, sans tourner trop court, et sans qu’il ait trouvé non plus le chemin trop long. »
Ces rigoureux préceptes n’étaient point une lettre morte, un simple conseil de rhétoricien ; c’était une loi de plus en plus respectée, à mesure qu’augmentait la tendance prosodique à rechercher des cadres réguliers.
On distinguait d’abord trois méthodes, ou manières principales, dont le Chi-king lui-même renfermait, disait-on, les éléments : la première, appelée fou (littéralement exposition claire), consistait à suivre, sans s’en écarter, le développement d’une seule pensée, nettement définie par le titre qu’on avait adopté. La seconde, appelée hing (verve), étonnant au contraire le lecteur par une liaison d’idées inattendue, lui amenait un trait final qu’il eût été bien loin de pressentir. Procédant par allusion et par métaphores, la troisième, dont l’Antiquité fournit surtout de nombreux exemples, cachait souvent des satires ou des remontrances sous une apparence inoffensive. Son nom significatif était pi (comparer).
Quelle que fût la manière adoptée, quatre périodes, nous l’avons dit, devaient se dérouler graduellement :
1° Le ki ou exorde, qui devait littéralement fendre le titre (po), c’est-à-dire l’ouvrir pour savoir ce qu’il contenait. Il fallait que le titre de la pièce y fût réfléchi comme dans un miroir, que ses principaux caractères s’y retrouvassent, qu’il y fût clairement paraphrasé.
2° Le tchun, ou réponse, que j’appellerais volontiers le développement.
3° Le tchouen, le tournant, c’est-à-dire le passage du sujet à la conclusion.
4° La conclusion qu’on appelle le nœud, ho, et qui doit toujours découler de l’exorde, directement ou indirectement.
Certaines gloses parlent aussi du king, la perspective, le tableau, et du tsing, l’intention, le sentiment, comme pouvant occuper facultativement la seconde ou la troisième place dans toute composition poétique ; mais il suffit de suivre avec attention quelques analyses de ces gloses mêmes, pour reconnaître que le king et le tsing ne sont que des synonymes du tchun et du tchouen, ou pour mieux dire l’exposition de ce que ces deux périodes ont à contenir.
Quant au parallélisme, terme qui s’entend de lui-même, il peut être de deux sortes : il peut exister entre les caractères et par conséquent entre les idées, dépendant ainsi de l’art poétique ; il peut s’établir entre les sons de la langue auxquels ces caractères correspondent ; c’est alors une ressource toute musicale.
Pour ne parler d’abord que du parallélisme des idées, nous voyons qu’il s’établit lui-même de deux manières : par similitude ou par opposition. Il s’établit par similitude, lorsque le second vers exprime la même idée que le premier, bien qu’en termes différents, lorsque chacun des caractères du premier vers semble trouver un synonyme dans le terme correspondant du vers suivant. Il se forme par opposition si le second vers, au lieu d’être le redoublement du premier, s’en montre précisément la contrepartie, et par le sens général qu’il présente, et par la disposition de tous ses pieds.
Dans nos langues européennes, composées surtout de polysyllabes, un parallélisme rigoureux, une symétrie parfaite entre les mots et les idées serait absolument impossible. Sur deux mille vers qui se suivent, il ne s’en trouverait peut-être pas deux où ce parallélisme se rencontrât. Au polysyllabe initial d’un premier vers correspondrait un monosyllabe dans le second, à un adjectif, un substantif ; tel vers composé de cinq mots seulement serait suivi d’un autre qui en contiendrait sept ou huit ; cette inégalité, ce contraste, effet du hasard, seraient inévitables. Au contraire, n’ayant affaire qu’à des monosyllabes, sachant que chacune de leurs idées, comme chacun de leurs mots, doit occuper une place certaine, égale, limitée, ainsi qu’une pièce sur un échiquier, les Chinois ont pu prescrire une opposition ou une similitude parfaite, un parallélisme rigoureux entre deux vers. Le seul instinct du poète paraît avoir déterminé d’abord les distinctions qui pouvaient constituer entre les mots la concordance ou l’antithèse. Le soleil et la lune, les montagnes et les rochers, la fleur et le parfum se présentèrent tout naturellement comme des termes correspondants pour le parallélisme par similitude ; tandis qu’on se plaisait à opposer la montagne à la vallée, l’éclat du soleil à l’obscurité de la nuit, etc.
Ce mode de composition acquérant une faveur de plus en plus grande, on en vint à désirer des règles fixes pour déterminer, entre les mots, toutes les conditions d’un parallélisme parfait. Chez nous peut-être, en supposant des prémisses analogues, eût-on décidé qu’au verbe devrait correspondre un verbe, à l’adjectif un adjectif, et ainsi des autres parties du discours. En chinois, où ces distinctions grammaticales sont inconnues, on imagina de classer tous les mots de la langue en mots pleins et en mots vides. On appela mots pleins tous ceux qui représentaient des objets solides ou du moins appréciables par les organes de nos sens : la terre, l’eau, les nuages, le ciel lui-même pris dans l’acception du firmament. Parmi les mots vides entrèrent d’abord tous ceux que nous appelons termes abstraits, puis les adverbes, les conjonctions ; enfin toutes les expressions qui se rapportaient à des choses immatérielles [un certain nombre de mots, et notamment de verbes, parurent difficiles à classer. On les appela demi-pleins et demi-vides, décidant que leur acception dans une phrase déterminerait la classe à laquelle ils devraient appartenir. Le verbe s’écouler, par exemple, fut un mot plein dans le sens de l’eau qui s’écoule, un mot vide quand on dit que le temps s’écoule rapidement] ; et comme première application de cette théorie, on convint que tout quatrain tsué-keou, régulièrement composé, devrait renfermer au moins deux vers d’une si exacte correspondance à chacun de leurs pieds, que jamais un mot plein n’y fût en parallèle avec un mot vide.
Un exemple fera saisir l’effet de ces arrangements, que l’usage chinois d’écrire de haut en bas contribue naturellement a mettre en valeur. [Les Chinois écrivent aussi de droite à gauche, disposition qu’il ne m’a pas semblé nécessaire de conserver ici.]
in monte |
in lacu |
solis splendor |
luna |
subitò |
gradatim |
(versus) occidentem |
(versus) orientem |
labitur ; |
ascendit. |
Le quatrain tsué-keou fut donc la première forme prosodique régulière en usage chez les Chinois. Son nom, qui signifie littéralement vers coupés, lui vient de la manière brusque dont l’écrivain doit nécessairement entrer en matière, obligé qu’il est de renfermer en quatre vers les quatre parties essentielles dont l’énumération a été donnée plus haut. Les auteurs chinois ne sont pas d’accord sur l’époque exacte à laquelle se manifesta cette première tendance à rechercher une rigoureuse symétrie dans les compositions poétiques ; mais ils reconnaissent unanimement que le naturel eut beaucoup à en souffrir, et tout en admirant l’art avec lequel certains de leurs poètes ont soumis leurs inspirations à ces minutieuses exigences, on les voit souvent regretter les franches allures du koue-fong, louant toujours leurs auteurs célèbres quand ils ne craignent pas d’y revenir.
Mo-y-siang, l’un des écrivains qui paraissent avoir étudié davantage la question, dit que ce fut principalement sous les petites dynasties (420 à 618 de notre ère) que le goût des tsué-keou se généralisa. On en trouve un grand nombre déjà dans un recueil, intitulé Yo-fo ou Grands Concerts, qui remonte à l’époque des trois royaumes (221-263) et qui contient notamment deux pièces connues de tous les lettrés de la Chine. L’une s’appelle la Sortie des frontières, l’autre la Chanson des fleurs de Pêchers.
Ce cadre de quatre vers était bien étroit. Une fois le principe admis d’adopter, comme pour nos sonnets et nos rondeaux, une sorte de moule prosodique dans lequel la pensée fût renfermée, on ne tarda point, sans renoncer pour cela aux tsué-keou, à composer aussi sur une mesure plus étendue. Le nouveau cadre fut de huit vers que l’on appela lu-chi (vers assujettis à des règles fixes) ; dès lors chacune des quatre parties essentielles put se développer en un distique, au lieu de se condenser dans un seul vers. Cette innovation eut lieu sous les Tsi, vers la fin du Ve siècle ; elle se popularisa sous les Liang, au commencement du VIe, patronnée par le chef de la dynastie, l’empereur poète Liang-vou-ti.
Bientôt vinrent les paï-lu-chi, douze vers divisés en trois strophes (la strophe régulière est désormais de quatre vers) ; puis des arrangements de dix vers, où deux strophes régulières sont reliées ou couronnées par un distique isolé. Les vers de quatre pieds sont à peu près abandonnés ; on ne compose plus guère que sur le rythme de cinq ou de sept mots, et l’on s’accorde généralement à ne vouloir qu’une seule rime pour chacun de ces petits poèmes, mais, à l’égard de la rime, on voit régner la plus grande liberté. Tout poète en renom croit devoir imaginer quelque combinaison plus ou moins ingénieuse, dont les subtiles exigences sont souvent difficiles à saisir.
Cette absence de direction et d’unité ne fit qu’augmenter sous les Tchin et les Souï (559-617) et même sous les premiers Thang, nous dit l’écrivain Fan-koué. L’anarchie prosodique était donc à son comble lorsque surgit la fameuse génération littéraire à laquelle appartiennent Thou-fou, Ouang-oey et Li-taï-pé. Groupés autour d’un empereur ami des lettres, comme les poètes latins du siècle d’Auguste, vivant dans une intimité journalière qu’entretenait la communauté des goûts et des plaisirs, composant parfois tous ensemble, tantôt à la table du prince, tantôt parmi des bosquets en fleurs, ces esprits éminents, dont l’autorité ne s’est pas affaiblie depuis dix siècles, s’attachèrent surtout à perfectionner les procédés de versification employés par leurs devanciers. Arrêtant d’un commun accord certaines conventions que depuis leur époque on a religieusement respectées, ils imposèrent définitivement à la prosodie chinoise les lois sévères et précises qui la régissent encore aujourd’hui. Ce sera donc offrir un tableau complet de cette prosodie que d’analyser successivement et la facture des vers composés sous les Thang, et la structure des cadres où sont enfermées ces petites pièces fugitives, objet de toute leur prédilection. Mais ici devront se placer quelques éclaircissements préalables sur une particularité de la langue chinoise que je n’ai fait que mentionner au commencement de cette étude, me réservant d’y revenir quand il serait temps d’appeler sur elle l’attention du lecteur. Je veux parler des tons et des accents, qui modifient si complètement la signification des monosyllabes, et dont le rôle devient maintenant de plus en plus important.
Nous avons vu que les Chinois distinguaient deux tons principaux dans la prononciation, le ton ping ou égal et le ton tse ou modulé. Le père Lacharme compare les syllabes affectées des tons ping ou tse aux longues et aux brèves des Latins. J’ignore jusqu’à quel point cette appréciation peut être juste pour l’oreille, mais elle manque assurément d’exactitude, en ce qui touche à la mesure des vers. Deux brèves ne valent qu’une longue, dans la prosodie latine ; les trois syllabes du dactyle sont balancées par le dissyllabe d’un spondée. Peu importe au contraire, dans les vers chinois, la proportion des syllabes ping ou tse qui s’y rencontrent. Chacune d’elle compte indifféremment pour un pied. Le ton tse se subdivise du reste en trois classes [le ton ping se subdivise aussi en deux classes, mais on n’en tient pas compte pour les lois de la versification] : il est chang, élevé, ou kiu, abaissé, ou fou, rentrant, distinctions que le père Cibot définit d’une manière pittoresque dans son Essai sur la langue des Chinois [Mémoires concernant les Chinois, t. VIII, p. 133]. « Dans le ton chang, dit-il, on élève la voix en finissant, comme si quelqu’un ayant prononcé un non qui offense, on lui répète son non en haussant la voix ; quand le ton est kiu, on la baisse, comme le fait un enfant dans l’i d’un oui qu’il ne dit qu’à regret. Quand il est jou, on retire sa voix ; on l’avale en quelque sorte, comme un homme qui s’interrompt sur une finale, ou par surprise, ou par respect pour un supérieur qui prend la parole. »
Fût-ce même à leur insu, les anciens ont dû sans aucun doute tenir compte dans leurs compositions poétiques de ces intonations si variées, qui ne pouvaient demeurer étrangères à l’harmonie générale d’un morceau. J’ai montré déjà que, pour être chantées sur certains airs, les pièces de vers devaient nécessairement offrir, dans la succession des tons, un arrangement qui ne fût pas en désaccord avec les séries de notes constituant le motif musical. Il ne paraît point cependant qu’avant l’époque des Thang aucune règle fixe ait régi les diverses oppositions de tons et d’accents, et les écrivains chinois sont unanimes pour attribuer aux poètes contemporains de Ming-hoang le mérite d’avoir tout particulièrement étudié cette importante ressource de leur langage. En ce qui concerne le ton et l’accent, les pièces du Chi-king présentent en effet des combinaisons trop variées pour qu’on y puisse soupçonner l’application d’une méthode uniforme. Dans la chanson de l’empereur Vou-ti que j’ai donnée, tous les vers se terminent par le ton ping, et, de distique à distique, je ne remarque aucun arrangement particulier.
Les poètes des Thang semblent avoir décidé les premiers qu’on ne se contenterait plus, pour la rime, d’une simple consonance, mais qu’on observerait aussi l’identité parfaite du ton et de l’accent, de telle sorte qu’il ne suffirait plus, par exemple, qu’un mot se prononçant lou fût au ton ji ou au ton chang pour rimer avec un autre son lou appartenant au ton kiu, bien que les trois tons ji, chang et kiu appartinssent tous trois à la classe tse. Il faudrait trouver désormais un autre monosyllabe au ton ji.
En considération de cette rigueur nouvelle [en tant qu’obligatoire, c’était une règle nouvelle ; mais parfois déjà plus d’un poète l’avait pratiquée, et nous savons que, dès l’Antiquité, certaines pièces avaient rempli ces conditions. On trouve aussi dans la partie koue-fong du Chi-king des morceaux où la rime est disposée de deux vers en deux vers] on ne fit plus rimer qu’un vers sur deux ; ce fut le second de chaque distique. Deux distiques devenaient nécessaires pour le retour de la rime ; la forme prosodique la plus courte était désormais le quatrain. Dispensés de la rime, le premier vers et le troisième n’étaient point cependant affranchis de toute règle à observer dans leur désinence : le ton de leur dernier monosyllabe devait être en opposition avec celui de la rime. Si la rime appartenait au ton ping, il fallait qu’il fût lui-même un ton tse. [Une exception est souvent faite pour le premier vers de la première strophe, dans les petits poèmes. En ce cas il doit se terminer par une rime identique à celle des second et quatrième vers.] Cette alternance produit pour l’oreille une sorte de balancement qui n’est pas sans analogie avec l’effet des rimes masculines et féminines, revenant tour à tour dans nos vers.
De plus, et toujours afin de satisfaire l’oreille par des alternatives habilement ménagées des diverses inflexions de la voix, on voulut que, dans chaque distique, chaque pied du premier vers fût en opposition de ton avec le pied correspondant du second vers. La distinction des classes ping et tse était alors suffisante, mais si les deux premiers mots du premier vers d’un distique étaient, par exemple, au ton ping et le troisième mot dans le ton tse, il devenait nécessaire que les deux premiers mots du second vers fussent au contraire au ton tse, le troisième au ton ping, et ainsi des autres. Il fut permis néanmoins de déroger à cette règle pour le premier vers de chaque pièce, tantôt aux premier et troisième, tantôt aux premier et quatrième pieds, pourvu que l’on fît rimer exactement ce premier vers avec le second et le quatrième, la strophe étant supposée de quatre vers.
Le tableau d’un quatrain en vers de cinq mots fera saisir ces arrangements plus aisément que de longues phrases. J’écris en caractères romains les mots qui sont au ton ping, en italiques ceux qui sont affectés du ton tse [Le quatrain dont je donne ici la prononciation est de Li-tai-pé. On en trouvera la traduction, page 154] :
1 |
2 |
3 |
4 |
tchoang |
y |
kiu |
ti |
tsien |
che |
teou |
teou |
ming |
ti |
ouang |
sse |
youé |
chang |
ming |
kou |
kouang ; |
choang. |
youé ; |
hiang. |
On voit qu’ici le poète s’est strictement conformé aux règles prescrites. Il était en droit de négliger l’opposition des tons, aux premier et quatrième pieds du premier vers de sa pièce, puisqu’il le faisait rimer avec les second et quatrième vers du quatrain.
Notons toutefois que cette soumission parfaite à de si dures entraves ne se constate guère, en général, que dans les quatrains appelés tsué-keou. Dans les pièces d’un cadre plus étendu, des licences qui s’introduisirent bientôt eurent pour résultat de ne rendre l’opposition des tons rigoureusement obligatoire qu’aux second, quatrième et cinquième pieds dans les vers de cinq mots ; aux second, quatrième, sixième et septième dans les vers de sept mots. On exigeait alors, en ce qui concerne ces derniers vers, que le sixième pied fût au même ton que le second.
Enfin l’on mit encore en pratique certains vers où, comme l’a fait remarquer M. Abel Rémusat, le troisième mot, dans la mesure de cinq pieds, et le cinquième, dans la mesure de sept, sont l’objet d’une attention toute particulière. Ce mot qui s’appelle alors l’œil du vers est soumis à la condition d’être toujours plein, et aussi de rimer ou d’alterner de ton avec l’œil du vers suivant, selon la règle qu’on s’impose.
Je craindrais d’insister davantage sur ces détails très arides pour qui ne s’est pas adonné spécialement à l’étude du chinois. Il serait du reste bien difficile de discerner clairement dans cet ensemble, et ce qu’inventèrent les poètes des Thang, et ce qu’ils ne firent que renouveler de l’Antiquité. Quelques écrivains chinois n’hésitent point à leur attribuer l’initiative d’une partie de ces lois prosodiques, constamment respectées depuis qu’ils les consacrèrent ; d’autres soutiennent au contraire, en s’appuyant sur de nombreux exemples, que leur principal mérite fut d’avoir su trouver dans le Chi-king les meilleures formes à conserver ; ces derniers étant d’ailleurs ceux qui rendent aux poètes des Thang l’hommage de l’admiration la plus vive et la plus sincère. Qu’on n’oublie pas ce principe dominant de la société chinoise : mettre la gloire du présent dans l’imitation du passé.