Association Française des Professeurs de Chinois

POÉSIES DE
L'ÉPOQUE
DES THANG


    I.
1. Introduction
2. Antiquité
3. Pré Thang
4. Thang
    II.
1. Langue
2. Prosodie
3. Stylistique
4. Conclusion
    Poésies de
1. LI-TAÏ-PÉ,
2. THOU-FOU,
3. AUTRES,
4. AUTRES 2.

Poésies de l’époque des Thang

traduites du chinois et présentées
par le Marquis d'Hervey-Saint-Denys

L’art poétique et la prosodie chez les Chinois

I. 4. L'art poétique sous les Thang

Un vaste mouvement religieuxAbsence presque générale de croyanceLe sentiment de l’immortalité de l’âmeDe longues guerresLes arbres, la verdure, voilà ce qui les inspireL'attachement au pays natal Le langage poétique perfectionné sous les Thang est considéré comme un modèle qui ne saurait être surpassé.

... Telle était la situation de l’art poétique en Chine, lorsque surgit cette fameuse dynastie des Thang sous laquelle il devait atteindre son apogée, suivant l’appréciation des écrivains chinois. L’arbre de la poésie, dit l’un d’entre eux, prit racine au temps du Chi-king ; ses bourgeons parurent avec Li-ling et Sou-vou ; les feuilles poussèrent en abondance sous l’influence des Han et des Oueï ; mais il était réservé aux Thang de voir ses fleurs et de goûter ses fruits.

Les Thang montèrent sur le trône l’an 618 de notre ère. Ils s’éteignirent l’an 909. Pendant ces deux cent quatre-vingt-neuf ans, vingt empereurs se succédèrent. Presque tous furent dignes de régner. La Chine était du reste à l’apogée de sa puissance et de son expansion. Quand on jette un coup d’œil sur la carte et quand on y cherche, l’histoire à la main, les limites exactes de l’Empire, on éprouve sans doute quelques difficultés à les trouver ; mais le séjour des armées impériales dans la grande Boukharie, au-delà de Samarcande et de Boukhara, les détails qui nous ont été conservés sur l’administration de ces contrées lointaines, les alliances contractées à diverses reprises avec les princes du pays, les secours demandés par eux au Khan céleste contre les invasions des Arabes, mille données incontestables et, je crois, incontestées, ne permettent pas de douter, comme l’a établi M. Abel Rémusat, que dans la dernière moitié du VIIIe siècle et dans la seconde moitié du IXe, la sphère de la domination chinoise ne s’étendît jusqu’à la Caspienne. C’était assurément le plus grand empire du monde.

Un vaste mouvement religieux se produisait alors dans toute l’Asie. On sait que le christianisme avait fait des progrès en Chine, où, depuis longtemps déjà, les doctrines de Confucius et de Lao-tseu n’étaient plus seules à se partager la multitude. L’inscription syro-chinoise de Si-ngan-fou reste comme un monument curieux de l’histoire et du développement de l’église nestorienne [Voir le Mémoire sur l’inscription syro-chinoise de Si-ngan-fou, par M. Pauthier (Paris, 1860) et l’inscription elle-même, publiée en 1858, par le même auteur]. Le bouddhisme, venu de l’Inde, se vengeait des persécutions du brahmanisme en entraînant dans son orbite presque toutes les tribus campées au nord de l’Himalaya ainsi qu’une partie considérable des populations chinoises. Hiouen-tsang avait déjà fait son merveilleux voyage, le plus étonnant peut-être avec celui de Marco Polo, pour aller chercher dans la presqu’île du Gange, aux sources mêmes de la foi, les principes de ce culte qui compte aujourd’hui plus d’adhérents que tous les autres. Les doctrines de Manès, également persécutées en Perse, se réfugiaient à l’autre extrémité du continent asiatique, attirées par la tolérance des empereurs, tandis que le Coran, propagé par une nation guerrière, s’imposait les armes à la main à 250 millions de croyants.

Pendant cette période de prosélytisme, la Chine ne pouvait rester complètement en dehors du mouvement général des esprits. Des passages nombreux nous montrent le bouddhisme déjà puissant et naturalisé de longue date sur son territoire :

[…] Je me dirigeai vers la demeure sainte,

Où j’eus le bonheur qu’un bonze véritable me fit un accueil bienveillant.

Je suis entré profondément dans les principes de la raison sublime,

Et j’ai brisé le lien des préoccupations terrestres.

 

Le religieux et moi nous nous sommes unis dans une même pensée ;

Nous avions épuisé ce que la parole peut rendre et nous demeurions silencieux.

Je regardais les fleurs, immobiles comme nous ;

J’écoutais les oiseaux suspendus dans l’espace, et je comprenais la grande vérité.

Ce morceau est de Song-tchi-ouen. Tchang-kien nous conduit, lui aussi, dans un monastère bouddhique ; il nous le dépeint avec une grande fraîcheur de pinceau :

La lumière pure d’une belle matinée pénètre déjà dans le vieux couvent ;

Déjà la cime éclairée des grands arbres annonce le retour du soleil.

C’est par de mystérieux sentiers qu’on arrive à ce lieu solitaire,

Où s’abrite la cellule du bonze, au milieu de la verdure et des fleurs.

Dès que la montagne s’illumine, les oiseaux, tout à la nature, se réveillent joyeux ;

L’œil contemple des eaux limpides et profondes comme les pensées de l’homme dont le cœur s’est épuré.

Les dix mille bruits du monde ne troublent jamais cette calme retraite ;

La voix harmonieuse des pierres sonores est la seule qui s’élève ici.

D’autres fragments, plus précieux encore, ne laissent aucun doute sur la fusion, je devrais dire la confusion, qui tendait alors à s’opérer en Chine entre la religion samanéenne et les doctrines indigènes des disciples de Lao-tseu. Les immortels des Tao-sse ne se distinguent plus qu’imparfaitement des saints du bouddhisme. C’est un fait très remarquable, qui voudrait un travail plus étendu pour être développé comme il le mérite, et que je ne puis ici qu’indiquer en passant. Tout cela ressort des diverses pièces dont les recueils poétiques des Thang sont formés ; mais il faut le reconnaître, si quelques-unes portent l’empreinte du mouvement religieux qui s’accomplissait en Asie, la plupart n’en donnent aucune idée. Considérée dans son ensemble, la Chine n’était pas plus bouddhiste qu’elle n’était mahométane ou chrétienne. Le scepticisme y régnait dès lors, comme il y règne universellement aujourd’hui. Cette absence presque générale de croyance se remarque à toutes les pages de ses auteurs en renom ; elle se traduit le plus souvent par la souffrance et le découragement.

Je tombe dans une rêverie profonde […]

s’écrie Thou-fou,

Combien durent la jeunesse et l’âge mûr ? et contre la vieillesse, que pouvons-nous ?

Ailleurs, il compare l’avenir à une mer sans horizon, et plus loin, devant les ruines d’un vieux palais :

Je me sens ému d’une tristesse profonde ; je m’assieds sur l’herbe épaisse ;

Je commence un chant où ma douleur s’épanche ; les larmes me gagnent et coulent abondamment.

Hélas ! dans ce chemin de la vie, que chacun parcourt à son tour,

Qui donc pourrait marcher longtemps !

Souvent aussi le poète s’égaie, comme pour chasser une idée qui l’obsède malgré lui, l’idée de la mort, l’incertitude de la vie future. Song-tseu et Ngan-ki obtinrent l’immortalité dans l’âge antique. Ils ont pris leur essor, je veux le croire, dit Li-taï-pé, mais enfin, où sont-ils ?

Le même poète dit encore :

Si la vie est comme un grand songe,

A quoi bon tourmenter son existence ?

 

Pour moi, je m’enivre tout le jour,

Et le soir venu, je m’endors au pied des premières colonnes.

Mais ce qu’il faut lire surtout pour bien comprendre le vide énorme que laisse dans l’âme du poète cette absence de toute conviction religieuse, cette morale vague qui résume la religion des lettrés, c’est la Chanson du chagrin, qu’on trouvera plus loin, et dont les derniers vers surtout sont douloureusement caractéristiques :

Combien pourra durer pour nous la possession de l’or et du jade ?

Cent ans au plus... Voilà le terme de la plus longue espérance.

Vivre et mourir une fois, voilà ce dont tout homme est assuré.

 

Ecoutez là-bas sous les rayons de la lune, écoutez le singe accroupi qui pleure tout seul sur les tombeaux ;

Et maintenant remplissez ma tasse, il est temps de la vider d’un seul trait.

Le sentiment de l’immortalité de l’âme, l’idée de son existence indépendante de l’enveloppe matérielle se reproduisent pourtant sous mille formes dans les vers des plus incrédules, comme une protestation instinctive contre leur propre incrédulité. Tantôt c’est l’esprit d’un homme endormi qui met à profit le sommeil du corps pour voyager seul à travers l’espace, franchissant les distances avec la rapidité de la pensée, pénétrant les murs d’un gynécée ou d’un cachot, afin de revoir quelque jeune fille ou de consoler quelque prisonnier ; tantôt c’est l’âme d’un ami défunt qu’on évoque, celle d’un soldat tué qui se lamente ; ou bien encore celle d’une épouse dévorée de jalousie qui parvient, par un violent effort, à se dégager de la substance corporelle, pour voler sur les traces d’un époux en voyage et pour le surveiller à son insu.

La crainte de dépasser les limites de cette étude ne me permet guère ici de m’étendre davantage ; mais il y aurait certainement d’intéressantes excursions à faire dans ce domaine pour qui voudrait extraire des poésies chinoises ce qu’on y rencontre à chaque pas touchant la mythologie Tao-sse, les légendes et les superstitions populaires, les aspirations vers une autre vie, le besoin de croire et d’espérer.

J’ai montré plus haut quelle expansion la Chine avait acquise sous les Thang, jusqu’où elle avait reculé, sinon ses frontières proprement dites, au moins les limites de son influence et de sa prépondérance politique. Evidemment ces agrandissements, dus à de longues guerres, supposent un changement dans les mœurs de ses anciens habitants, et il ne faut pas s’attendre à ce que les poèmes du VIIe et du VIIIe siècle nous offrent toujours les pacifiques tableaux des vieilles odes du Chi-king. Je trouve en effet dans les œuvres de Li-taï-pé quelques pièces d’un tout autre caractère, telle que celle intitulée le Brave, dont le héros tient à la fois du Bravo et du Condottiere. C’est une des rares compositions chinoises où l’homme d’épée soit exalté aux dépens de l’érudit. Il faut ranger dans la même catégorie le morceau qu’on trouvera sous le titre A cheval ! à cheval et en chasse ! Ici encore le soldat a le beau rôle :

L’homme des frontières,

En toute sa vie n’ouvre pas même un livre ;

Mais il sait courir à la chasse ; il est adroit, fort et hardi.

. . . . . . . . . . . .

Quand il galope il n’a plus d’ombre. Quel air superbe et dédaigneux !

. . . . . . . . . . . .

Combien nos lettrés diffèrent de ces promeneurs intrépides !

Eux qui blanchissent sur les livres, derrière un rideau tiré,

Et, en vérité, pour quoi faire ?

Ces exemples sont remarquables et méritent d’être mis en lumière, mais il convient aussi de leur opposer les énergiques protestations, véritablement empreintes du génie chinois, contenues dans le Chant du départ, de Yang-khiong.

Voici donc revenu ce temps où le chef de cent soldats

Est tenu en plus haute estime qu’un lettré de science et de talent !

Il faut lire aussi le Recruteur et le Départ des soldats et des chars de guerre, par le poète Thou-fou. La première pièce nous montre un village dépeuplé par un recruteur, « de ceux qui, pendant la nuit, saisissent les hommes ». La seconde nous conduit sur le passage d’une colonne en marche.

Ling ling, les chars crient, siao siao, les chevaux soufflent.

Autour des soldats qui s’éloignent se pressent les pères, les mères, les femmes et les enfants. Ils s’écrient :

Insatiable dans ses pensées d’agrandissement,

L’empereur n’entend pas le cri de son peuple.

. . . . . . . . . . . .

Partout les ronces et les épines ont envahi le sol désolé,

Et la guerre sévit toujours, et le carnage est inépuisable,

Sans qu’il soit fait plus de cas de la vie des hommes que de celles des poules et des chiens.

. . . . . . . . . . . .

N’en sommes-nous pas venus à tenir pour une calamité la naissance d’un fils ?

. . . . . . . . . . . .

Prince, vous n’avez pas vu les bords de la mer bleue,

Où les os des morts blanchissent, sans jamais être recueillis.

Il y a là tout un poème.

Ces passages fussent-ils moins significatifs, moins précis dans leur énergie, on saurait déjà, rien qu’en assistant à la vie intime des Chinois telle que nous la retracent les poètes de l’époque des Thang, qu’alors, pas plus qu’aux siècles précédents, les rudes labeurs de la guerre n’étaient capables de les passionner. Quels sont leurs plaisirs ? quelles sont leurs joies ? Ecoutez le poète Thou-fou :

Les feuilles bruissent agitées par le vent, la jeune lune est déjà couchée ;

La rosée répand sa fraîcheur bienfaisante ; accordons nos luths aux sons purs.

. . . . . . . . . . . .

Enfin l’air du pays de Ou se fait entendre, on chante ce qu’on a composé ;

Puis chacun regagne en bateau sa demeure, emportant un long souvenir.

Ces convives qui jouent du kin portent une « large épée » à leur côté : on était alors au milieu des troubles qui signalèrent la fin du règne Hiouan-tsoung ; mais s’ils dérogeaient par exception à leurs pacifiques habitudes, leurs chants ne s’en ressentaient pas. Les arbres, la verdure, « les ruisseaux qui se glissent dans l’ombre caressant les fleurs de la rive » ; « les constellations silencieuses qui étendent sur leurs têtes un dais étoilé », voilà ce qui les inspire.

Les mêmes dispositions d’esprit ressortent plus vivement encore de cette petite pièce composée par Mong-kao-jèn, sous le titre de Visite à un ami dans sa maison de campagne :

Un ancien ami m’offre une poule et du riz

Il m’invite à venir le voir dans sa maison des champs.

. . . . . . . . . . . .

Le couvert est mis dans une salle ouverte, d’où l’œil parcourt le jardin de mon hôte ;

Nous nous versons à boire ; nous causons du chanvre et des mûriers.

Attendons maintenant l’automne, attendons que fleurissent les chrysanthèmes,

Et je viendrai vous voir encore pour les contempler avec vous.

Ne serait-il pas difficile d’imaginer un tableau plus calme que celui de ces deux amis qui se donnent rendez-vous à l’automne pour regarder des fleurs ?

Avec Tsoui-min-tong, la scène s’anime un peu ; ce n’est plus la muette contemplation qu’on vient de voir ; c’est un banquet auquel nous assistons, où le vin n’est pas ménagé, mais dont les fleurs sont toujours l’indispensable accessoire :

En cent années à peine se voit-il un homme de cent ans.

Combien de fois nous sera-t-il donné encore de nous enivrer, comme aujourd’hui, au milieu des fleurs ?

Ce vin coûterait son pesant d’or qu’il n’en faudrait pas regretter le prix.

On ne se réunit pas toujours dans la maison d’un ami ; à côté des dîners en plein air, il y a les parties de montagne, comme on en ferait en Suisse. Parfois aussi la promenade est plus solitaire et porte à un plus haut degré l’empreinte de ce sentiment d’indéfinissable langueur, particulière au peuple chinois :

Le soleil a franchi pour se coucher la chaîne de ces hautes montagnes ;

Bientôt toutes les vallées se sont perdues dans les ombres du soir.

La lune surgit du milieu des pins, amenant la fraîcheur avec elle ;

Le vent qui souffle et les ruisseaux qui coulent remplissent mon oreille de sons purs.

 

Le bûcheron regagne son gîte, pour réparer ses forces épuisées ;

L’oiseau a choisi sa branche ; il perche déjà dans l’immobilité du repos.

Un ami m’avait promis de venir, en ces lieux, jouir avec moi d’une nuit si belle ;

Je prends mon luth et, solitaire, je vais l’attendre dans les sentiers herbeux.

Ainsi parlerait l’amour en Europe ; mais l’amour tel que nous l’entendons ne saurait exister en Chine, où les institutions l’étouffent, où l’amitié seule a droit de cité.

Après avoir vu les plaisirs des Chinois au VIIe siècle de notre ère, il sera facile d’imaginer quels soucis ont pu les atteindre, quels chagrins durent les affecter le plus profondément. J’essaierai toutefois de mettre en lumière, parce que nulle part peut-être elle n’est aussi vivace, une disposition d’esprit particulièrement développée chez tous les membres de la grande famille chinoise. Je veux parler de l’attachement au pays natal, et des douleurs que l’absence peut causer.

Le Chinois n’est pas voyageur, et quand il se met en route c’est toujours avec un pénible serrement de cœur :

Ne pensons qu’à l’accord harmonieux de nos luths, tandis que nous sommes réunis dans cette charmante demeure,

Je ne veux songer aux routes qui m’attendent qu’à l’heure où il faudra nous séparer.

Quand cette lune brillante aura disparu derrière les grands arbres,

. . . . . . . . . . . .

Alors il sera temps de s’acheminer vers le lointain pays de Lo-yang ;

Mais ces doux instants passés ensemble, hélas ! quand pourrons-nous les retrouver ?

S’il est en voyage, rien ne le distrait du souvenir de la patrie absente, et, pour lui, la patrie c’est le village même où il est né. Le lecteur trouvera plus loin quatre vers charmants de Li-taï-pé, qui n’ont à nos yeux que le défaut d’exiger un long commentaire. C’est un voyageur qui se réveille aux clartés de la lune. Il croit d’abord que le jour se lève et que l’heure est venue de repartir. « Il lève la tête et contemple la lune brillante ; il baisse la tête et songe à son pays. » Il serait difficile, je crois, de dire moins et de donner tout à la fois plus à entendre.

Chez un peuple aussi sédentaire, aussi invariablement attaché au foyer domestique, on conçoit que l’exil ait de cruelles amertumes. Aussi les poésies des Thang abondent-elles en lamentations arrachées par le mal du pays aux victimes des révolutions ou des intrigues de palais.

A l’heure où le soleil va se coucher à l’horizon, derrière les mûriers et les ormes,

Je me mettais en marche, inondé de lumière par ses derniers rayons ;

J’allais, parcourant le tableau changeant des montagnes et des rivières ;

Et tout à coup je me suis trouvé sous un autre ciel.

 

Devant mes yeux passent toujours de nouveaux peuples et de nouvelles familles ;

Mais, hélas ! mon pauvre village ne se montre pas !

Tandis que le grand Kiang pousse vers l’Orient des flots rapides que rien n’arrête,

Les jours de l’exilé s’allongent et semblent ne plus s’écouler.

Ce fragment est de Thou-fou, qui mourut disgracié comme Ovide et qui, jusqu’à son dernier jour, ne cessa d’exhaler son chagrin. Mais ce qui peint mieux encore le sentiment chinois, c’est une pièce de Tchang-kien, improvisée près du tombeau de Tchao-kiun.

L’histoire de cette beauté célèbre est racontée avec détails dans une note de ma traduction [P. 162 n. 6]. J’y renvoie le lecteur, me bornant à expliquer ici, pour l’intelligence de ce qu’on va lire, que Tchao-kiun, l’une des innombrables recluses du harem de l’empereur Kao-hoang-ti, devint, à la suite d’un traité de paix, la femme unique et légitime du redoutable khan des Tartares. Elle mourut au-delà du Hoang-ho, adorée de son époux qui refusa de la rendre morte comme il avait refusé de la rendre vivante, au prix de cent chameaux chargés d’or. Partout ailleurs, le destin de Tchao-kiun eût inspiré moins de compassion que d’envie, car elle échangeait contre un trône et contre une affection profonde les misères et les bassesses du gynécée impérial. En Chine, tout le monde a déploré son sort. Li-taï-pé, Tchang-kien et bien d’autres avec eux : elle s’était éteinte loin de Tchang-ngan ; elle n’avait pas revu sa patrie ! C’était l’exil ! et le poète s’écrie douloureusement :

Elle n’eût point évité la mort en demeurant dans le parais des Han ;

Mais elle eût évité la douleur de mourir seule loin de son pays,

Cette belle jeune fille que ne purent racheter cent chameaux chargés d’or,

Et dont il reste à peine aujourd’hui quelques ossements desséchés.

Puis, traduisant l’émotion qu’éprouvent ses compagnons et lui, en visitant le tombeau de cette beauté célèbre :

Le soir venu, nos chars furent retournés vers la frontière,

Mais les chevaux demeuraient immobiles, personne ne se décidant à partir.

La lune nous surprit autour du tombeau ;

Tous les yeux brillaient mouillés de larmes.

Le langage poétique perfectionné sous les Thang est encore aujourd’hui considéré, par les Chinois, comme un modèle qui ne saurait être surpassé. A part quelques complications prosodiques, imaginées pour rendre plus difficile l’épreuve des examens littéraires, il n’a point subi de modifications sensibles ; il porte toujours le nom de kin-ti, manière moderne, par opposition au terme kou-chi, désignant la facture antérieure. Thou-fou, Li-taï-pé, Ouang-oey tiennent fermement le sceptre de la renommée ; aucune école nouvelle n’a surgi pour les détrôner. Ce n’est point cependant que les poètes aient manqué durant ces dix derniers siècles : la seule époque des Youen en a fourni cent soixante-quinze, ayant mérité de figurer dans les bibliothèques impériales [Le siècle des Youen, par M. Bazin, Paris, 1850]. Les Ming ont protégé tout particulièrement les lettres ; plusieurs empereurs, et notamment le fameux Kien-loung, de la dynastie régnante, se sont fait gloire de leurs vers. Il existe enfin une série non interrompue de grands et petits poèmes, depuis la haute Antiquité jusqu’à nos jours.

Quelque rapide, quelque imparfaite que soit cette esquisse historique de l’art poétique chez les Chinois, peut-être aura-t-elle suffi pour donner une idée générale du caractère de leurs poésies, et de l’intérêt puissant qu’elles doivent offrir. J’essaierai maintenant de montrer les lois de leur prosodie, en indiquant les modifications qu’elles ont graduellement subies, depuis les chants du Chi-king jusqu’aux formes actuellement en vigueur ; et comme il serait à peu près impossible de saisir l’exposé qui va suivre sans connaître un peu le mécanisme et le génie tout particulier de la langue chinoise, je commencerai par tâcher d’en donner quelques notions précises au lecteur qui n’aurait pas eu jusqu’ici l’occasion de les acquérir...

POÉSIES DE L'ÉPOQUE DES THANG traduites du chinois et présentées par le Marquis d'HERVEY-SAINT-DENYS
I. 1. Introduction ; 2. Antiquité ; 3. Pré Thang ; 4. Thang ; II. 1. Langue ; 2. Prosodie ; 3. Stylistique ; 4. Conclusion
Poésies de Li-taï-pé, Thou-fou, d'auteurs connus, d'auteurs moins connus.
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